mardi, novembre 28, 2006

Le remake-pour-soi

Le remake.
Cf. Thierry Davila, ‘‘Histoire de l’art, histoire de la répétition’’, Fresh Théorie II, pp. 189-205.

Aussi on se peut se poser la question, puisque Duchamp disait que c’est le spectateur qui fait l’œuvre, du remake-pour-soi.
Quoi de plus courant, en effet, que cela ?
Pur usage des artefacts, comme d’ailleurs de toute chose, qui se contente de se laisser réapprocher, sans forcément déjà être une reproduction (mais sans non plus, évidemment, être pur évènement).
Revoir un film, relire un livre, retourner au musée voir un tableau, revoir un paysage, revoir Unetelle…
D’un côté la pure rencontre, l’évènement de tel artefact, de telle femme dans ma vie. Et donc la rencontre à nouveau, la répétition (impossible ?) de l’évènement. C’est la chose et la rencontre est unique.
De l’autre la simple rencontre, mise en présence, simple mais particulière chose parmi d’autres, que l’on découvre. C’est une chose et la rencontre peut se reproduire.
Là l’intensité est telle qu’elle atteint une autre nature qu’ici. Amour dans les deux cas peut-être, de natures différentes : ici l’habitus, là l’unique (l’unique rompt l’habitus, branché directement sur l’être qui d’habitude n’est pas, un être abstrait et plus profond).
Là l’émotion, jusqu’à la crise mystique. Le moins de compréhension possible, ou par-delà les émotions, dans la décantation peut-être. Ici d’emblée la compréhension, rapport athée au monde, aux choses, aux êtres (athée : la joie tranquille du retour de ce qui n’a pas de fond, rien derrière, rien ailleurs).
Le remake pour soi peut être la fidélité à un évènement (et sa répétition, si elle est possible), mais alors souvent les retrouvailles sont détachées de l’élément essentiel de l’évènement, par exemple on retrouve les lieux d’un amour passé : l’émotion est autre, attachée au souvenir.
Le remake pour soi peut être la répétition d’une simple rencontre. Les affinités, le creusement de l’habitus, se font croissantes. On s’habitue, les frontières qui marquent les corps s’estompent.
Je regarde un film à nouveau, je lis un livre à nouveau. Ni moi, ni le livre, ni ma lecture, ne sont semblables à chaque fois (pour l’évènement, au contraire, il faut espérer les mêmes conditions de rencontre). On s’apprivoise, comme dirait l’autre.
Les œuvres d’art sont naïves, romantiques, car elles se donnent une fois pour toutes. Elles peuvent être reproduites, comme s’en inquiétait Benjamin, et alors ? On peut les refaire, comme le montrait Duchamp avec ses ready-made, et alors ? Parce qu’elles sont reproduites à l’identique : et alors ? Peuvent-elles prendre en compte ce remake pour soi, ou cela n’appartient qu’à nous ?
Par le retour sur l’œuvre, c’est finalement moi qui compte plus que l’œuvre, l’œuvre elle-même est déjà œuvre pour moi. Mozart invité au Vatican fait plus que sortir le Miserere d’Allegri du sérail pour l’offrir, grâce à sa mémoire, au monde, ou probablement déjà à la cour d’Autriche. Il ne rend pas possible la répétition de l’évènement, mais se la répète pour lui-même. Il s’agit là d’un des grands remakes- pour-soi modernes : grâce à sa mémoire, le Miserere devient sa chanson à lui, en quelque sorte. Quotidiennement, chacun d’entre nous avons en tête des chansons bien connues. L’exactitude de la mémoire, chez Mozart, est un tribut au caractère évènementiel du Miserere d’Allegri, mais il rare, dans notre tête, que les chansons se répètent à l’identique. Bien souvent même, quelques notes seulement trottent, puis s’agencent à d’autres notes d’une autre chanson, parfois même elles sont déformées, le tout construisant la bande sonore de notre moment présent, au point qu’il n’est pas rare que nous ne nous rendons pas compte des musiques qui nous trottent en tête.
Il y a des remake-pour-soi imposés, comme Nuit et brouillard sur ARTE ou les films de de Funès sur TF1. Certaines informations au journal télévisé, ou même, d’une certaine manière, les séries télévisées. Les poèmes qu’on apprenait par cœur à l’école et les morceaux que le musicien répète inlassablement — mais restons plutôt spectateur.
Il y en a d’autres que l’on recherche. Certains films, souvent très grand public, ont été vus des dizaines de fois par certains accros. On en avait parlé, pour la première fois il me semble, et même peut-être la dernière, alors que Titanic était sorti depuis plusieurs mois et n’avait pas disparu des écrans. C’était presque à qui l’aura le vu le plus de fois. Je me rappelle, si je ne me trompe pas : 27, 42, 74 fois, trio gagnant annoncé dans une émission quelconque. Certains relisent souvent le même livre. Le livre de chevet, le livre emmené sur une île lointaine.
La notion de remake-pour-soi ouvre sur une théorie du confort, mais permet également, à défaut de le saisir de fait, de cerner, ou du moins de sentir, l’habitus.
Comme tout ce qui est fondé sur la répétition, l’oubli joue un rôle des plus majeurs. Ce qui explique, tout simplement, que le paysage où je me déplace tous les jours n’est pas forcément pour moi un remake. L’oubli et l’aveuglement, même la répétition de l’oubli concernant une seule chose, sont absolument nécessaires.
Je m’imagine ainsi un livre qui raconterait la rencontre et les remake-pour-soi successifs d’un être humain et d’un film (ou un livre, ou quoi ou qui que ce soit d’autre).
Mais j’ai du mal à imaginer une œuvre d’art qui prenne en compte ce phénomène. Je peux essayer d’imaginer des tentatives de prise en compte, mais pas l’œuvre d’art qui le ferait véritablement. Peut-être existe-t-elle, je ne sais pas, je ne connais pas grand-chose. Mais il semble difficile de dépasser le manque-du-spectateur propre à toute œuvre d’art, propre à ce remake-pour-soi surtout. C'est-à-dire : il faudrait dépasser cette nécessaire coupure, sans, évidemment, tomber dans le piège de l’onanisme, le spectateur n’ayant de son côté besoin de rien ni de personne, l’œuvre jouant du sien elle-même et sa répétition pour quelqu’un d’autre. Même si elle se donnait différente pour chacun, selon, je ne sais pas, des machines permettant de donner à chacun ce qu’il veut voir et entendre, cela n’irait pas du tout dans le sens voulu.
Parce que le remake-pour-soi marque le basculement de point de vue : ce n’est pas l’œuvre qui compte le plus, mais celui qui la regarde. Ce n’est même pas l’artiste, comme chez Duchamp, aux dépends de l’art. C’est l’être humain aux dépends de l’art, de l’œuvre et de l’artiste. Evidemment, ce n’est pas la communauté conviviale communiant.
Davila parle de 24 Hour Psycho de Douglas Gordon, par exemple, imontrant bien qu’il s’agit de la répétition d’une œuvre d’art. Une répétition qui est « un simulacre, une image qui, même si elle s’appuie sur une trame préexistante, possède en elle-même ses propres moyens d’interrogation du point de départ, d’analyse dans la durée du film premier et, par conséquent, d’invention d’une forme finale » (p. 196). Du simulacre et de la répétition, en s’appuyant sur Tarde, Davila écrit encore : « les hommes sont ainsi imitatifs en inventant : il ne s’agit pas de reproduire le même mais de reprendre ce qui a été inventé pour le rendre inassimilable et unique, pour le faire varier, pour le déranger, et pour inventer à nouveau, pour reproduire des phénomènes sans répliques » (p. 201).
Ainsi l’œuvre d’art peut être un simulacre, mais il reste à savoir si elle peut montrer l’habitus qui se joue ici. Celui de l’artiste. D’un autre côté, il y a toujours des spectateurs, avec comme une décision à prendre, qui engage irrémédiablement dans la suite des évènements : être artiste ou spectateur (on peut devenir artiste ensuite), étant spectateur engageant sans retour à ne pas laisser de traces.
Les œuvres dont parle Davila ne montrent pas l’habitus, mais également sont simplement des remakes purs et simples. D. Gordon n’est qu’un monteur dans son dispositif (il ralentit le film Psychose d’Hitchcock de 24 à 2 images par seconde, le film durant ainsi 24 heures).
Peut-être une nouvelle génération d’œuvres d’art viendront-elles au jour, qui réconcilient l’homme avec lui-même (voie qu’a très vaguement commencé à suivre Sophie Calle), avec ses objets, avec son histoire, ouvrant par ailleurs une fenêtre sur le réel.
Contre la simulation : le simulacre, disait Baudrillard…
Dans le même ouvrage que Davila, Tom McCarthy écrit (p. 565) : « Heidegger comprit que le langage est moins un véhicule du contenu qu’une structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière », ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses » ».

dimanche, novembre 26, 2006

Être et dire

L’être se construit dans un milieu. Que l’on parle de milieu ou de réseaux, bien que ceux-là ne permettent pas de saisir l’environnement, fait d’objets, de mots, de structures de langage et de comportement, enfin tant de choses petites et grandes qui construisent ce que le « néo-libéralisme » aimerait tant modéliser, à savoir « un monde », il s’agit au fin fond de la même chose : l’être n’advient que dans quelque chose de plus grand qui est également et le comprend.

Un être étant forcément compris, car même partagé entre plusieurs espaces très hétérogènes, il parviendrait encore, même avec difficulté, même en étant scindé, à faire avec, il « advient » forcément. Cependant, plus il appartient à un espace ou monde unique et à l’être très marqué, plus il est, plus il advient comme être.

Tout cela n’est pas faux, mais renvoie, par exemple s’il s’agit de moi, à moi pour moi, moi pour autrui, et moi pour autrui pour moi : aux images que l’on a, aux mots qui vont avec, au mode de reconnaissance qui sous-tend notre « compréhension » de soi et d’autrui.

Ce n’est pas pour rien que derrière se cachent des notions telles que « être », « caricature », « figure », « modèle », et toutes les variantes autour du moi et du corps de l’autre, comme par exemple « individu ». Aussi, il ne s’agit au fond jamais de saisir moi ou l’autre, mais de saisir des choses, pour comprendre celles-ci (elles sont le monde, le social notamment), ou pour « évider le vide », comme disait Blanchot, de l’être, du moi, de l’autre.

Peut-être qu’en philosophie cela est dépassé depuis longtemps, et peut-être que beaucoup des acteurs sociaux trouvent cela également dépassé, c'est-à-dire surtout n’ayant pas à ressortir sur le plan du langage lors même qu’ils le pratiquent et le vivent, sans véritablement le subir (ou cela fait partie des souffrances normales, que l’on ne songerait même pas à remettre en cause), quotidiennement. Il n’en reste pas moins qu’en sociologie, la question reste posée, plusieurs sociologues tentant d’aborder ce point.

Rejeter cela, c’est imaginer moi ou l’autre vivant, là, en face de moi, dans toute sa complexité, virevoltant, multiple, insaisissable autrement que sur le mode du spectacle cinématique, singulières et perpétuelles métamorphoses de l’unique (et, si des régularités apparaissent, peut-être les saisir), ou bien sur le mode de la relation, de l’interaction, évoquant moins le cadre formel goffmanien qu’une danse. Dans le premier cas, l’autre encore peut être fixé sur l’image, dans l’autre cas, on ne peut, à la limite, que tenter de saisir cette danse, de saisir les singularités en elle, ou encore de les faire parler, a posteriori, sur ce qu’ils ont vécu (un peu comme Kaufman dans Premier matin).

Entre le déjà-su, le préjugé, et l’indicible, à chaque carrefour que l’on s’arrête, au final il s’agit toujours d’en arriver à une ‘‘image’’, et ce quand bien même on voudrait feinter et créer des images d’images. Il est bien rare qu’un texte ne dise rien, les mots continuant, mais peut-être pas par leur forme même, à imager les choses.

On pourrait encore, dans la recherche de poser des mots au-dessus du vide seul, dire les mécanismes de mise en image, une sociologie de la sociologie fixant ce qui croyait fixer, libérant du même coup, mais laissant alors hors de toute portée, les choses mêmes, le réel de moi comme d’autrui (et ceci n’était-il pas le but des différentes « libérations » il y a quarante ans, à l’extrême inverse du « néo-libéralisme » ?).

Car les sociologues ne cessent de poser leurs grosses pattes, même bienveillantes, sur tout le monde et chacun, à partir du moment où ils se posent la question de l’autre. La sociologie anglo-saxonne, Goffman et Becker en particulier, mais tout autant Latour et sa « théorie de l’acteur-réseau », nous a habitué à regarder à côté, saisissant ce qui entoure chacun (l’étiquetage, la grammaire des interactions, etc.), laissant chacun en creux, à la fois libre et captif, à la fois cerné, assigné, et dans l’ombre la plus totale. D’une certaine manière, cela, c’est ce que fait celui qui caricature quelqu’un dans le but de l’intégrer, frappant une image de lui pour que, précisément, il s’en écarte, et vienne à lui par cet écart, libéré de la différence insurmontable. Ainsi, pour qui se pose avec le plus grand souci la question d’autrui, de l’être, de soi, il ne s’agirait pas de savoir ce qu’est ce qui est, mais de l’approcher ou de le faire venir, et pour cela, il faudrait viser à côté, constamment l’épargner.

Partir du réel (l’indicible) ou y parvenir (sur le plan du langage : laisser imaginer), voilà qui est inconcevable pour qui veut rester dans les mots, produire des images quitte à sans cesse les raturer, afin, peut-être, de parvenir au vide, de ne plus dire mais d’écrire les contours du vide.

Désespérés par le travail ethnologique, certains ont même tenté de laisser parler leur objet. Ce que fait par exemple Oscar Lewis dans Les enfants de Sànchez, pas désespéré pour un clou, qui a enregistré en cachette ses interlocuteurs et reproduit fidèlement leurs propos (avec, de plus, les points de vue croisés et successifs des membres d’une même famille) : voilà, il y a tout ça, et rien que ça : la parole de quelqu’un racontant sa vie, c’est lui-même. Rien n’échappe et tout est libre. Procédé rhétorique dont use également la psychanalyse, lorsque c’est le patient qui la motive.

Enfin bref, il y a pléthore de voies ouvertes, tentées, à partir de ce problème de l’être et du dire, qui ne peuvent aller ensemble. Nietzsche étant, en philosophie et peut-être plus encore en sociologie, sans doute le premier à avoir posé cette question avec le plus de force, isolant deux pôles radicalement antithétique : l’être (la vie, Dionysos) et le dire (la mort, le Christ), et au milieu toutes les images créées qui, en tant que telles, forment la culture.

samedi, novembre 25, 2006

Comprendre = confiance dans l'écran X

Comprendre, ce n’est pas comprendre directement, et l’image d’un serrage dans ses bras sur le plan langagier ne serait peut-être pas mauvaise, même si ce n’est pas celle que je trouve correspondre le mieux. Comprendre, c’est médiatiser, c’est projeter sur un grand panneau, écran. C’est ce qui m’apparaît de la compréhension psychanalytique et d’autres. Un écran qui possède ses propres structures, ses propres règles de fonctionnement, mais qui, d’abord, possède son propre langage, que l’on peut utiliser en tentant de limiter l’influence des structures (qui n’apparaissent que lorsque l’on ne projette pas seulement, mais essaye de réfléchir sur ou à l’intérieur de cet écran).

Il faut avoir la force et le tour de pensée pour s’arracher à la chose même et recourir à l’écran. Une grande capacité d’oubli aussi, pour continuer à voir la chose même dans l’écran. Même de la foi, enfin, pour en éprouver du plaisir, un sentiment de vérité, ou quelque chose de cette ordre.

Mécanismes qui sont « naturels », acquis par l’expérience, comme par exemple notre expérience du cinéma. Néanmoins, on peut toujours douté de leur bien fondé, là la question de la confiance bat son plein.

‘‘Limites’’

Cette prise de conscience, qui a probablement été la sienne, qui s’inscrit dans la sensation, des limites de son corps, d’elle-même limitée à son corps, soit exprimé dans un langage courant que nous ne sommes que notre corps, que nous n’avons qu’un corps, et qui suppose, derrière, l’importance de cette question, de ce point, c'est-à-dire l’importance de cette limite, que je ne suis que mon corps, donc surtout rien d’autre, et que les limites de moi sont celles de mon corps, tant par ses extrémités (mains, peau, etc.) que par son intérieur (maladies).

C’est une « prise de conscience » qui n’a jamais été la mienne, et même que je refuse, en la trouvant tout simplement fausse.

‘‘Connerie’’ et désinhibition

Cela me paraît évident en regardant une émission qui revient sur L’île de la tentation.

Tous ces gars et ces filles, qui semblent tellement épanouis, tellement bien dans leur peau, formant une mini-société tellement claire, bien intégrée, des gens que je pourrais même envier tellement leur ils sont clairement délimités et intenses au sein de ces limites, me semblent fatalement devoir être traités de cons par des gens qui placent ce qu’ils appellent l’intelligence en haut des valeurs à atteindre, comme des professeurs, des étudiants au moins en quatrième année ou des philosophes. Cela me semble aller un peu vite en besogne, mais permet de comprendre un peu le fil.

Ce qui m’impressionne, c’est qu’ils parlent, sur le plateau, librement, très librement, et de fond en comble ou presque, de toutes leurs relations avec les divers gars ou filles avec lesquel(le) ils ou elles eu des relations. Désinhibés au possible, peut-on croire, extravertis, dans le langage comme dans les actes (ainsi, l’un s’est fait 250 filles, « une par semaine en moyenne » prend-il la peine de nous dire pour que ce soit clair dans notre petite tête d’amoureux fidèles), tout en eux est dehors.

Penser ceci, c’est penser qu’ils ne sont pas grand-chose, donc qu’ils n’ont pas grand-chose à mettre dehors, pas plus que ce que l’on voit et qui est peu de choses. Mais ce n’est pas exactement pour cela qu’ils seraient qualifiés de « cons » par nos « élites » intellectuelles. J’essaie de comprendre ce que je peux bien penser ‘‘naturellement’’, et je m’aperçois que les traiter de « cons » repose sur l’idée qu’ils ont beaucoup plus en tête que ce qui sort d’eux-mêmes, mais que déjà dire qu’ils sont désinhibés, extravertis, et rien ni personne, surtout pas eux-mêmes, ne semble dire le contraire, mais que tout cela reste non-dit, voire même peut-être même pas perçu, ni par eux ni par d’autres. Qu’il y a des coupures et des choix (enfin, des choix, faudrait pas exagérer)… des coupures sans doute rendus nécessaires par l’habitude à les faire, c'est-à-dire à sélectionner tel ou tel élément, car la sensibilité et l’écoute « s’apprennent ».

S’ils paraissent, c’est donc sans doute qu’ils paraissent désinhibés, extravertis, alors que tant de chose dort encore en eux. Que, finalement, il n’y a pratiquement rien qui sort. Et le but, n’est-il pas, finalement (ce que fait, normalement, un philosophe, si j’ai bien compris), ‘‘d’en sortir’’ le plus possible ?

vendredi, novembre 24, 2006

‘‘3e mois américain à Grenoble’’ et gouvernementalité « néo-libérale » :

Dans notre ville qualifiée l’an dernier dans le Courrier Internationale comme la plus américaine des villes françaises, se déroule jusqu’au 17 décembre le « 3e mois américain à Grenoble ». Le titre est ‘‘Drive in — A travers le mouvement’’, le sous-titre ‘‘Musiques, lectures, vidéo, photographie… à travers la ville’’.

C’est organisé par l’Association LIA, qui se trouve, si j’ai bien compris, dans ce semble-t-il nouveau Lieu d’Images et d’Art au sommet de la Bastille, et soutenu par la ville de Grenoble, les universités, les étudiants, et une librairie et deux cinémas privés.

On peut être étonné à voir le programme, personnellement je ne pensais pas qu’il serait question d’une telle caricature, notamment avec la diffusion de Badlands de Malick, Une histoire vraie de Lynch et Easy Rider d’Hopper, films vus cent fois, vidéo club grand public (enfin, je n’ai pas vu Point limite zéro de Safarian, histoire de cours poursuite entre un vétéran du Vietnam et des flics de l’Ouest). Aussi le cycle des Cremasters était déjà passé l’an dernier, il me semble, ou lors de la première édition. Bon, le reste, je ne connais pas, c’est vrai, et on pourra noter la présence de Brice Mathieussent le 2 décembre.

On peut se demander de quoi est-ce que c’est la communion. L’affiche me fait penser à l’exposition propagande de l’Institut pour la Ville en Mouvement présentée à Grenoble dans la vitrine de la mairie, La Plateforme, l’an dernier. L’affiche et également cette conception clivée paraît-il éminemment signifiante de la culture capitaliste, qui apparaît à la fin du programme : « Le voyageur est un dilettante. « Partir/Revenir Rester/Traverser Flâner/Regarder… » ». Question de forme surtout, mais tout est dans la forme.

Il y a une espèce de communion, là, quelque chose à quoi l‘on nous convie. Je ne vais pas parler de conversion, mais ce n’est pas loin. Ce qui me dérange est que l’on nous présente ce que l’on connaît bien sous les auspices de l’étranger, du différent qu’il faudrait découvrir, ce qui pourrait passer s’agissant d’un mois consacré à la culture burkinabaise ou même chinoise, car dans ces cas il s’agirait d’un contenu moulé dans une forme correspondant à notre culture, mais ici la forme est livrée avec, et je suis vraiment désolé, mais je pense beaucoup à cette exposition-propagande « Bouge la ville ! L’architecture en mouvement » et à la seconde guerre mondiale.

Je veux bien considérer qu’il s’agit de présenter des auteurs comme John Fante ou Bret Easton Ellis, et pourquoi la Beat Generation, Bukowski et d’autres. Mais on pourrait se demander s’ils ne sont pas compris comme des aménagements culturels d’une société capitaliste, voire biopolitique (le néo-libéralisme déjà analysé par Foucault il y a vingt-cinq ans), une sorte de tapisserie des murs ou de l’intérieur d’un monde finalement adoré, ou du moins accepté.

Deleuze & Guattari écrivaient dans L’Anti-Œdipe au sujet de Kérouac puis de la littérature américaine : « n’est-ce pas le destin de la littérature américaine de franchir limites et frontières, de faire passer les flux déterritorialisés du désir, mais toujours aussi de leur faire charrier des territorialités fascisantes, moralisantes, puritaine et familialistes ? » Ne s’agit-il pas ici de prendre ces deux aspects à la fois, mais de les situer déjà dans un carcan défini, l’organisation peut-elle faire autre chose que tout cadrer, assigner, territoire « fascisant » dont rien ne sort, aucune « ligne de fuite ». C’est ceci qui me dérange. Le mouvement, en tant que ligne de fuite, est véritablement une fuite, et elle appartient, disent Deleuze & Guattari, au prolo nègre et non au blanc WASP, au révolutionnaire et non au pouvoir ou aux réformateurs. Cette récupération du mouvement comme ligne de fuite, cette essai de récupération du « schizo » deleuzien, au profit d’un « voyageur » bien différent de celui dont parlait Nietzsche (dit par Deleuze, mis en musique par un américain de musicoc, Pinhas), qui est encore moins qu’un touriste du territoire où il vit : déjà un touriste dans sa propre ville, et puis un atome livré aux flux organisés, qui peut toujours ‘‘capter’’, transporté, quelques images, qu’elles soient esthétiques ou d’information, l’ensemble de ces images peut-être constituant, sur les murs de la ville comme des ‘‘beaux tags’’ (comme si le tag devait être beau) la culture valorisée par le pouvoir, chantée par les administrée, un peu comme si, finalement, Nikodem n’avait pas peint une jolie mignonne fresque où chantent les oiseaux et s’étalent à plat les champs sur les barrières du stade, mais avait peint le stade lui-même, avec un peu de flou artistique, des lumières orange et un peu de nuit.

Le club de foot se pare d’une esthétique manga, la ville de Grenoble profite d’un emballage « américain », on a un maire qui pourrait en apprendre à Jack Lang sur le pouvoir de la « culture », un magnifique « pôles de compétitivité » mondial dans les nanotechnologies et autres neuro-bidules, tout va pour le mieux, nous sommes tellement fiers d’être grenoblois !

Je suis un peu, con, aussi, et j’ai trop lu de littérature américaine. Parfois, le soir, je rêve que le ciel cobalt irradie toute cette merde.

Ici se pose la vérification de Deleuze : les lignes de fuite sont-elles encore possibles ? l’organisation « d’évènements culturels » peut-elle laisser un peu de place à la « culture » ou à ce qui pourrait en prendre la place ? « l’involontarisme » politique peut-il apprendre du Tchouang-tseu comme le propose David Rabouin, et compter avec les flux pour changer quelque chose, ou ne peut-il que rester à « évider le vide » et laisser s’épanouir des territoires figés, définis par des organisateurs culturels comme par des techniciens en politique comme en science, à l’intérieur cynétiqualiénant ?

Je ne suis pas qu’un pauvre con de ‘‘réac’’ franchouillard, mais je ne reconnais plus mon ciel, comme n’importe quel paysan dont le territoire a été pris en main et transformé par les « gens de la ville », au profit d’on ne sait trop quel pouvoir.

Foucault analysait le pouvoir biopolitique, ce que certains appellent « néo-libéralisme », en disant qu’il s’agissait d’une « gouvernementalité », c'est-à-dire « un ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques », la gouvernementalité impliquant, note cette fois Laurent Jeanpierre, « que les sujets puissent aussi agir, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement, pourtant, se renforce […] Une gouvernementalité comme le libéralisme ou le « néo-libéralisme » est ainsi toujours l’effet de l’articulation entre plusieurs « technologies de pouvoir » et des « techniques de soi », entre des dispositifs et des dispositions entretenues » (L. Jeanpierre, ‘‘La mort du libéralisme’’, in Fresh Théorie II, p. 408 et p. 409).

De plus, ce « néo-libéralisme » se caractérise comme souhaitant parvenir à ce que les sujets sociaux se comportent comme dans les postulats autant infondés que non pensés de Raymond Boudon, et même ordonnant ce que beaucoup d’autres sociologues se plaisent à remarquer naïvement comme des états de fait sans plus sourciller ; il faut deux choses, écrit Foucault : « que la vie de l’individu s’inscrive non pas comme vie individuelle à l’intérieur d’un cadre de grande entreprise qui serait la firme, ou, à la limite, l’Etat, mais qu’elle puisse s’inscrire dans le cadre d’une multiplicité d’entreprises emboîtées et enchevêtrées, d’entreprises qui sont en quelque sorte à portée de main » (chez les sociologues, ce sont les propos soutenant que nous avons tous plusieurs rôles), et « que la vie même de l’individu — avec par exemple son rapport à la propriété privée, son rapport à la famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à la retraite —, fasse de lui et de sa vie comme une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple », après quoi Foucault en fait la synthèse : « il s’agit de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » (cité par L. Jeanpierre p. 414).

Là-dedans, la concurrence occupe une place des plus primordiales. « Le marché, écrit Foucault, qu’il soit défini par l’échange ou qu’il soit défini par la concurrence […] n’est pas absolument pas une donnée de nature […], ce n’est pas le résultat d’un jeu naturel des appétits, des instincts, des comportements, etc. […] La concurrence c’est une essence. La concurrence, c’est un eidos. La concurrence, c’est un principe de formalisation. […] La concurrence comme logique économique essentielle n’apparaîtra et ne produira ses effets que sous un certain nombre de conditions qui auront été soigneusement et artificiellement aménagées. […] La concurrence pure ça doit être un objectif, et ça ne peut être qu’un objectif, un objectif qui suppose par conséquent une politique indéfiniment active » (cité p. 415).

Une gouvernementalité qui produit son monde propre dont nous ne sortons pas, monde figé recelant en lui-même le mouvement, et même pour bien faire que du mouvement, chacun comme un entrepreneur livré à la concurrence (éléments qui nous rappellent étrangement les débats avant l’instauration unilatérale du LMD). Le bonhomme comme un « voyageur » même s’il le faut, livré aux flux, comme dans un cinéma aux tailles de la ville : « s’enchanter, aller au gré de son humeur, pour son plaisir, pour se distraire, agir en dilettante. Le regard en perpétuel mouvement. Prendre son temps lorsqu’on voyage, peu importe de tout voir, c’est surtout le mouvement au travers de ce que l’on voit qui importe. D’une balade dans la ville, d’un point à un autre, à voir, à faire, à découvrir, éveiller sa curiosité… Se faire passeur d’une mémoire en devenir. « Drive in — à travers le mouvement », un troisième mois américain à Grenoble, un espace où les choses ne sont pas figées, où le déplacement des idées, des personnes et des éléments est permanent », nous disent les Gentils Organisateurs de cette ‘‘évènement culturel’’.

C’est l’espace lui-même qui est figé, banane. Mais il le faut bien, n’est-ce pas, puisqu’il est organisé par des gens. Et puis, s’il faut vraiment nous convaincre, on pourra toujours dire que la ville de Grenoble ne se balade pas comme ça dans le monde, nomade et dispersée, hein, la justification en terme de ‘‘nature’’ est toujours très prisée.

Le plaisir est un argument fort. Le plaisir, prendre son temps. Quand Sloterdijk écrivait La mobilisation infinie (Eurotaoïsmus en VO), au début des années 80, les parfaits citoyens « néo-libéraux » ne s’étaient pas mis encore au « bouddhisme », et la raison cynétique était intimement liée à la performance, à la rentabilité. Aujourd’hui, on voit bien que la morale universelle est celle du bonheur et de la liberté. On nous en fait manger à toutes les sauces, constamment, mais tout le monde veut notre bien, attention. « Bien dans sa tête, bien dans son corps » comme dit la doxa petite-bourgeoise, principale armée de diffusion d’un ordre du monde qui se veut fondé en nature, ou comme dit Jeanpierre, « le « néo-libéralisme » a sans doute ceci de particulier qu’il intervient comme principe de limitation envers toutes les autre manières de gouverner : il en calcule les coûts, il les met en concurrence. A ce titre il ressemble un peu à une méta-gouvernementalité ou bien à un dissolvant de toute rationalité politique » (p. 420).

Ce qui est dissout, c’est bien plus que « toute rationalité politique ». Tout est pris en charge, non plus par un Etat et une idéologie, mais par un ‘‘monde’’, un ordre « néo-libéral », qui est « une nouvelle société pour une nouvelle économie, là où le socialisme, le communisme historique, le libéralisme keynésien, social, réformaient ou corrigeaient l’économie pour instaurer une nouvelle société » (p. 416). ‘‘Monde’’ ou tout simplement, donc : société. Tout sociologue sait que « la société » n’existe pas, mais la force des entrepreneurs de mondes, des faiseurs de social, depuis Platon et sa République sans doute, est de faire véritablement être ce qui, réalistement, n’existe pas, n’est qu’Idées, et il se pourrait bien que toutes les analyses modernes mettant en jeu des Idées qui n’existent pas, n’aient jamais eu comme fonction que, en commençant par les dire et les penser, de leur permettre d’advenir, alors que dans leurs discours tout fonctionnait jusqu’à ce qu’on se rende bien compte qu’il ne s’agissait que de discours, mais en fait des discours adressés aux gens du futur, chargés de rendre tout cela effectif.

C’est de là, peut-être, que découle ce sentiment de formidable rétrogradation qui est le nôtre depuis quelques années (d’autres diraient peut-être qu’il ne s’agit que de l’après-coup de la fin du millénaire, histoire de disqualifier tout discours comme indexé sur les variations climatiques, comme si, en acceptant l’influence du climat, les ‘‘choses mêmes’’ n’étaient pas elles aussi sensibles), qui est aussi un sentiment de déjà-vu. Foucault nous aide à comprendre en quoi il s’agit en fait d’un jamais-vu, quand nous aurions tendance, certains d’avoir affaire à une seconde occurrence de l’histoire, à rire, et à croire que tout a déjà été dit, qu’il suffit de chercher dans les annales de la pensée. Non seulement il y a encore tout a dire, mais surtout nous finissons par comprendre qu’il ne s’agit pas (que) de dire, d’analyser, décrire et comprendre… Mais tout autant il reste vrai que ce n’est pas une question de comportement individuel, de « qu’est-ce que je peux faire moi putain », question paniquante posée par l’Ecole de Francfort et sous-tendue, en définitive, par l’extension de ce putain de pouvoir à notre comportement, à nos pensées, notre désir, mais, semble-t-il, seulement en tant qu’administrés. Pouvoir qui s’appuie sur des institutions, des mécanismes, des dispositifs, des actions coordonnées de millions d’acteurs, etc., et il est certain que ce n’est pas ma toute petite action possible qui peut changer quoi que ce soit, de ce côté-là il vaut mieux encore rester devant son traitement de texte. La vérité, c’est juste que personne n’a pris au sérieux le philosophe-roi de Platon — qui n’est pas du tout le despote éclairé du 18e siècle —, autrement que comme un faiseur de mondes utopiques, en papier, comme s’il s’agissait de Platon lui-même, plus que du Dieu chrétien lui-même, ce que serait, si on imaginait que le monde « néo-libéral » dépendait de la volonté d’un-seul, celui-ci. C'est-à-dire que, pour « faire un monde », il faut avoir « Dieu » dans sa poche, il faut qu’il existe, autrement dit il faut qu’il y ait une unité, à tout le moins de l’imaginaire, des structures matérielles et des actions humaines, soit ce qui réalise, si l’on en croit leurs défenseurs libertaires, dans les « communes » comme à Paris en 1871, en Catalogne pendant la guerre d’Espagne ou au Mexique aujourd’hui, c'est-à-dire que si la modernité n’a pas cessé et ne cesse pas de parler du monde, ce serait bien plutôt au niveau local qu’il serait possible de fabriquer un monde, lorsque Dieu lui-même n’est pas de notre bord.

D’autre part, puisque les petits ensembles se font constamment détruire par les grands, il faut écouter Deleuze lorsqu’il nous parle de son schizo, de la ligne de fuite à travers les grands ensembles, et également Billeter lorsqu’il nous parle de Tchouang-tseu, les principes taoïstes, qui nous permettraient peut-être, si vraiment nous sommes différents du monde « néo-libéral » dans lequel nous vivons, de parvenir à créer au sein de ce grand ensemble de petits ensembles réfractaires à celui-ci.

M’enfin.

En vrac 2

Aux vieux, il ne leur reste plus que des trucs à raconter. Parfois même il n’y a plus rien.

***

J’ai pas de pairs…

***

Dans la rue (comme ailleurs) je n’ai affaire qu’à des visages. Mais je voudrais avoir affaire à tout, sauf à des visages.

***

Tout est calculé, tout est pré-construit, nous sommes comme de l’électricité dans un circuit électronique. Mais personne n’est derrière, ce sont juste les choses qui sont comme ça.

Après, c’est une question d’aveuglement, mais c’est aussi une question de goût.

***

Autoportrait du sociologue comme Oscar Lewis autobiographe la famille Sànchez.

***

Rien à dire. Pas de culture. Tout a été déjà dit. Lisez Sartre par exemple, Les Mots et La Nausée font l’affaire, et puis d’autres qui n’ont rien à voir. Rien à dire de ma vie, rien du tout. Par contre j’aimerais avoir des choses à dire sur une vie future, et puis, pourquoi, histoire de donner un sens, sur ma vie passée.

Souffrance, pas de souffrance. Horrible de ne pas souffrir. C’est ne pas vivre. C’est n’avoir rien à dire, et aucune impulsion qui nous ferait saisir notre vie. Plat zéro l’oscillation des degrés de souffrance. Mais cette souffrance sourde, qui ne me quitte pas.

***

Parfait. Que tout soit toujours parfait. Conforme aux schémas pré-mentaux. Un mouvement, par exemple, ne pas le faire s’il paraît ridicule. Ridicule : non-conforme aux schémas pré-mentaux. Aux attendus de la science de la conformité, imagination pas même du devoir être : du l’être tout court. Mais c’est pareil. Car dessous pas de sentiments, émotions, qui dérogent à la règle. Gentil petit garçon, tout bien sociable, gentil avec les mamies, gentil avec tout le monde. Trop conscience des différences, trop conscience que l’autre est là, même si dans une absolue distance. Malheureux qu’il est. Etre frappé et se montrer parfois un peu insultant et avoir des pulsions, des pulsions, pourquoi pas.

***

Dans notre mélancolie, nous voudrions tout marquer, tout conserver. Que tout soit inscrit, enregistré. Tout tout tout. Rajouter de la mélancolie à la mélancolie, faire le choix d’elle, clôturer son monde pour n’en jamais sortir. Et juste à ce moment un petit mouvement de joie nous vient, et nous bazardons tout sans trop savoir pourquoi. Et cela recommence.

***

Tu sais, c’est la seule odeur un peu tenace.

jeudi, novembre 23, 2006

Parler terrain

Par rapport à un terrain, il y a trois manières de faire : le laisser parler (Oscar Lewis), le faire parler (Boudon, par exemple, qui postule avant même de se déplacer ce que le système néo-libéral, ou biopolitique comme dit Foucault, veut mettre en place, à savoir l’extension à tous les domaines de la vie, y compris en amour, du rapport investissement-coût-profit), ou parler de lui (Foucault).

Modèle et pratique : to be vide or not to be

Modèle et pratique : to be vide or not to be.

Théoriquement, c’est simple : idée à vouloir à réalisation. En art comme ailleurs.

En fait, chez moi ça ne marche jamais. Il y a d’un côté l’idée, qui reste au sein des idées et discute avec ses amies. D’un autre côté le vouloir, toujours détacher des choses, souvent idéaliste, ou bien alors sombre et brumeux, empâté, ou bien encore ‘‘soudain’’ et s’exécutant rapidement. Et d’un dernier côté la réalisation, emprise dans les choses telles qu’elles sont.

Je suis très désappointé, car dans mon modèle mental tout occidental, la liaison, et même l’enchaînement, va de soi. Mais mon être profondément bâtard ne doit pas être absolument occidental, car je n’ai jamais remarqué que ce modèle ait existé chez moi. Enfin, je vais tenter d’y réfléchir trois secondes…

Oui, effectivement, il a marché. Essentiellement en une occasion, peut-être répétée, qui consistait à rédiger une dissertation en deux heures sur un sujet donné. Il se trouva que pour une fois je trouvai un plan rapidement, un bon plan et détaillé avec ça, que j’inscrivis au brouillon, avant de le réaliser exactement au propre dans le temps imparti, sans déroger d’un iota au plan. J’étais content de l’avoir trouvé, ce plan, mais sans plus ; je me sentais dans le sens des choses, tourné face à la bonne marche par le train des bonnes notes sûres suivi. Le tracer au brouillon, le voir se déplier, s’étaler dans toute sa splendeur devant moi m’a, il est vrai, procuré quelque excitation. Le réaliser m’a demandé une concentration, une faculté de respecter l’aliénation, presqu’à devenir profondément débile, suivant l’idée fixe du plan sans chercher une seule seconde à la questionner, terminant l’exercice passablement groggy, dont je n’ai pas coutume. Enfin, recevoir la bonne note que j’ai eu (mais il me semble pas si excellente que cela par ailleurs ; car tout ce modèle se confronte à l’horizon des attentes, et les meilleures notes les dépassent…) m’a presque semblé injuste, insignifiant, comme si ce n’était pas moi, un travail que je ne ressentais pas mien, une chose objective que j’avais réalisé, et dont la seule vanité, peut-être, dont j’aurais pu tirer, est celle du monsieur qui fait venir les bébés, ou d’un constructeur quelconque aliéné à son langage, à ses plans.

Bon, une autre fois, également, et là même plusieurs, ce modèle a marché, mais dans un autre sens, au point que ce n’est plus exactement ce modèle. Dans ces cas-là (trois fois), j’étais tellement en phase avec les questions posées que je déballais aisément et dansais presque sur ma feuille avec le sujet à coucher avec lui dans la seconde, et là j’ai pu attendre le 18. Mais cela appartient déjà à un autre modèle, c’est le côté conservateur de cet autre modèle, le côté parfait petit élève.

Il est vrai que je ne trouve pas d’exemples extérieurs aux interrogations écrites de la pratique scolaire pour éclairer dans ma pratique ce modèle. Parce que dans celle-ci, jamais je ne me comporte ainsi. Je ne me retrouve jamais avant l’action, avant la situation ; la personne qui prépare une situation, en en aménageant le cadre ou en se préparant elle-même se retrouve dans ces moments avant la situation ; il s’agit de représentation et de dispositifs, choses qui, concrètement, me sont étrangères (même si ce petit bouc, là, me disait untel, je dois bien l’avoir calculé, quelque part, non ?). Je suis un tout petit con et me retrouve toujours d’emblée dans la situation. Du coup j’ai l’impression d’être un pantin, qui n’a de survie possible qu’autant qu’il peut arriver à surfer, à se démener, et ceci relève presque d’un art martial, avec les éléments qui l’entourent, l’étouffent, sans qu’il puisse avoir aucune vision d’ensemble ni vision d’un extérieur (mental ou réel, c'est-à-dire un comparatif ou un ailleurs). C’est assez problématique et je ne peux trouver de tranquillité que dans le retrait total, possible par l’absence à la situation au sein de la situation, ou par l’indifférence fermée s’il me vient à passer à côté afin de ne pas être attiré en elle par certains acteurs qui s’y trouvent.

Idée, volonté et réalisation (action) sont chez moi tout à fait séparées, et mon malheur est de passer mon temps à vouloir les relier sans savoir comment, et donc, fatalement, à ne jamais y arriver (à ne même pas commencer à y arriver). Chacune de ces choses semble constituer un domaine, amener avec elle les éléments d’un domaine tout entier (je ne sais pas dire autrement, car monde, dispositif, situation ne sont pas des notions qui collent ici, et plan non plus) ; un domaine qui vaut comme un espace dans lequel je me meus, ‘‘physiquement’’, à l’aide soit des idées, soit de la volonté, soit de l’action. Lorsque j’ai recours à l’une de ces trois choses, les deux autres ne sont pas toutes naines, comme s’il y avait toujours autant de matière et toujours trois corps pour l’infuser mais que l’un d’entre eux seulement devait recevoir la totalité de la matière ou presque ; les deux autres sont absentes, ou pour mieux dire ne sont pas elles-mêmes, mais des sortes de doubles qui sur le plan du signe (le mot) sont elles, mais en fait déjà tout autre chose, en nature.

Je me suis rendu compte que pour bien vivre il me fallait accepter ceci, et me laisser aller ‘‘physiquement’’ à chacun de ces domaines lorsqu’il se présente. Mais j’ai beaucoup de mauvaise conscience à procéder ainsi, et même de la honte lorsque les acteurs sociaux autour de moi semblent attendre que je les lie ensemble, et vive constamment dans le même monde, au du moins soi « moi-même », c'est-à-dire la totalité bien unie des idées, de la volonté et de l’agir, comme une seule arme dans un unique combat face à un seul ennemi.

J’ai déjà tenté d’exprimer ma conception de moi-même, du sujet ou de l’être, que je retrouve presque mot pour mot, les paradigmes font bien les choses, dans un texte de David Rabouin (‘‘Du non-vouloir’’, Fresh Théorie II, Ed Léo Scheer, 2006, pp. 431-449), lorsqu’il cite Jean-François Billeter dans ses Leçons sur Tchouang-tseu (Allia, 2002), lequel écrit : « du Tchouang-tseu émerge un paradigme, nouveau pour nous, du sujet et de la subjectivité. La représentation du sujet qui a dominé dans nos traditions religieuses et philosophiques ainsi que dans nos conceptions psychologiques est celle d’une instance autonome et active, mais dont l’activité peut se retourner en passivité, d’où l’idée des « passions » […] Chez Tchouang-tseu, nous avons une représentation. Ce que nous appelons le sujet ou la subjectivité y apparaît comme un va-et-vient entre le vide et les choses. De ces deux termes, c’est le premier — le vide ou la confusion — qui est considéré comme fondamental. C’est par ce vide que nous avons la capacité essentielle de changer, de nous renouveler, de redéfinir (quand c’est nécessaire) notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses » (pp. 144-145, p. 440 chez Rabouin). C’est cette dernière phrase que j’avais exprimée à ma petite manière pour moi-même. Ainsi je me découvre taoïste ! On en apprendra tous les jours. Bon, c’est vrai, j’avais lu La mobilisation infinie (Eurotaoïsmus en VO) de Sloterdijk (mais longtemps auparavant, pour une fois) et tout venait de là.

Ne trouvant pas, jusque-là, de fondement amical sur lequel me reposer pour « être moi-même » et ainsi faire plaisir à mes amis, je n’ai pas réussi à me débrouiller avec ces choses qui ne se lient pas chez moi, et passe le plus clair de mon temps dans le brouillard et le vide, zombi, toujours « victime » des situations qui me comportent.

Ça ne veut pas dire que ça va changer, mais si je parviens à séparer utilement idées, vouloir et action, et à reconnaître à chaque fois le domaine dans lequel je me trouve, sans chercher l’impossible (parce que ce n’est pas possible de méditer sur Nietzsche en jouant au baby-foot, et cela ado je le savais pourtant bien ; quoiqu’éventuellement, une petite peut venir, comme Weber lorsqu’enfin il se reposait cigare canapé, et alors hop ! en stock), cela pourrait m’aider.

Oui, je sais, je suis comme tout le monde. « Mais au moins, voyez-vous, j’ai ma narration propre », comme dit Delaume. Enfin, pas tout à fait n’est-ce pas, il me faut déjà en construire les bases, ces satanées bases qui sont sans cesse détruites. Trouver le vide à nouveau et ne pas le perdre, ensuite le yi (l’intention), et puis aussi ne pas disperser mon énergie. Il va de soi que cette leçon m’aurait laissé totalement indifférent si je n’avais déjà cela en moi, ressenti.

Se faire porter par des flux et pourtant agir au sein d’eux, ce n’est pas aboutir à des crises de toutes sortes, ce que nous autres européens savons si bien faire. Car pour qu’il y ait crise, il faut regarder « un peu plus loin que le bout de son nez », et si un chinois regarde un peu plus loin que le bout de son nez, ce n’est pas pour regarder devant lui, mais où vont les flux qui le portent. Il ne faut donc pas penser à la fin, ce qui revient à se laisser porter ici maintenant, sans plus de contrôle, ou plutôt de vigilance, d’éveil, de notre part, et à jouir tout au long de la non-fuite pendant laquelle nous ne trouvons bien évidemment aucune arme (mais des médicaments, peut-être). Dès que j’arrive à quelque chose, un enclenchement se fait, qui m’extrait du monde, et je continue à tourner sur ce cran, comme si mon écharpe s’était prise dans un maillon d’une roue qui devenue folle me faisait tourner à toute vitesse, et que c’était exactement ce que je cherchais ; le lapsus « écharpe », rendant impossible la situation sans que je meurs rapidement, montre bien ce qu’il y a derrière : la recherche de la mort, grande ou petite, sous toutes ses formes, la « jouissance » sous toutes ses formes constamment renouvelée. Pour cela, trouver un cran, s’y arrêter en regardant plus loin que le bout de notre nez, et ne pas s’abstraire de la situation, qui nous dépasse, trop rapide, et nous porte, on est emmené, transporté, par le dispositif sans plus pouvoir jouer — c’est pourquoi aussi, dans ce sens, c’est la question de la confiance qui importe, pour suivre Emmanuel Belin, mais que pour autant qu’elle est corrélée à sa constitution en tant que sujet, maître de lui-même ou au contraire « jouisseur » : il ne s’agit donc pas d’une aliénation zombie au dispositif, d’une dépossession de soi. Bref, ne pas se faire emporter mais rester éveillé. (Et je ne parle même pas que je ne fais jamais que ce que j’ai envie [ou alors abandonne toute envie pour obéir à mon environnement, le plus souvent social, étant le seul à pouvoir garantir une confiance relative, en dehors des mécanismes de captation sophistiqués comme les bons jeux vidéo].)

Lire

Lorsque je lis un livre, je suis devant un spectacle, auquel le plus souvent je participe (sinon je ne suis pas et referme le livre), par la pensée ou la plus plate imagination.

Je n’envisage jamais de noter ce que l’auteur écrit, par exemple, quelles sont ses thèses, etc., comme s’il parlait dans le vide et que moi j’étais là, à écouter aux portes. Je vis avec le livre, je n’ai pas vraiment de distance, et c’est collé à lui que je prends des notes.

Après, c’est très difficile de relier des livres entre eux, tellement leurs différences son criantes, de même que c’est difficile de s’éloigner de la parole d’un auteur. Il faut beaucoup oublier pour dire quelque chose soi-même, qui soit sous-tendu par nos lectures précédentes, mais non (presque) immédiates, et amener, en références, ces lectures sans qu’elles prennent la place centrale.

Mais peut-être, déjà, est-il possible de dire quelque chose de pas trop mal très collé à un livre, donc parler de lui, ou à partir de lui.

Sans titre

Aller à la recherche de l’information. C’est insupportable. Réduit à moins que rien me sent, et tous ces gens qui parlent et écrivent et agissent, aux sourires grands brillants, bien installés caméra face à eux et moi tout retourné. Ça lamine. Pas longtemps pourtant mais suffisamment déjà. Et pour peu que tomber sur une personne particulièrement entreprenante, au sourire particulièrement brillant face à l’appareil photo, c’est complètement déprimant. Malgré tous ses diplômes et son activité, sa tête ne me revient pas. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que son site semble être sa propre publicité, un peu à sa gloire alors qu’à part pondre des analyses, organiser des évènements culturels, des colloques, avoir les dents très longues, elle n’a rien de spécial. Avoir les dents très longues. Ça doit être ça. Ces gens m’apparaissent particulièrement aliénés, mais c’est l’aliénation la plus valorisée, elle est très valorisée, et, à vrai dire, lorsque des chercheurs, voire même des gens censés penser, se mettent à jouer le jeu du monde, cela me fait un peu peur.

Et puis je m’imagine entouré de pleins de gens, un peu comme je me sens dans une bibliothèque. Je suis entouré par tous ces gens, qui ont tous tellement de choses à dire, tellement dit de choses, tout un univers derrière eux, et eux ils me regardent, sans rien dire, en attendant que je parle, le regard neutre, mais pas indifférent, sans même sembler attendre de tomber sur leur proie. Ils sont tous là et moi d’un coup je n’ai plus rien à dire. Je commence alors à avoir envie de m’énerver, de leur dire de relire ce qu’ils ont écrit si c’est si bien, s’il y a déjà tout. Moi je voudrais commencer à parler, je veux bien, mais bon, le problème, c’est qu’à peine je vais dire quelque chose que tout le monde va me tomber dessus, même de manière mesquine s’il le faut. Parce que je n’ai rien compris, voyez-vous. C’est tout simple.

Eux ont dit plein de choses, mais il ne s’agit pas de dire quoi que ce soit. C'est-à-dire. Il ne s’agit pas de chercher ce qu’il y a à dire, mais dire ce qui est dit autour, avec de légères variantes peut-être, mais il faut répéter, tout bêtement, sans chercher à parler soi, sans chercher ce que l’on veut dire (surtout que le problème est d’avoir d’autres influences ; pour bien faire, il faudrait avoir accès aux seules productions d’un petit milieu donné). Cela crée des effets étranges. Par exemple, vous pensez quelque chose, qui vous vient à l’esprit. Si vous le dites, tout le monde va vous tomber dessus, en vous prenant pour un fou, un imbécile, ou tout simplement un pauvre mec qui a fait une erreur. Vous vous taisez mais n’en pensez pas moins, et pof, que ne dit pas l’un d’eux, un peu plus tard, et tous de méditer gravement avec, comme une nouvelle donnée importante, une nouvelle évidence que personne n’avait vu ? Exactement ce que vous vous étiez dit, comme par hasard. Pourtant il y a des choses que l’on sait, mais l’être humain, et peut-être particulièrement l’homo institutionnicus, semble éprouver le plus grand mal à accorder sa pratique à son savoir. Par exemple, on sait que dans une situation donnée, un certain nombre de choses peuvent advenir, notamment des idées dans la tête, qu’elles appartiennent à la situation (et une école, comme on le dit art ou en philosophie, ou une discipline, par exemple, fonctionnent comme des situations), et pas du tout à chacun. Alors non seulement ils vont conserver cette petite propriété, cette petite gloire et cette petite concurrence, ça on s’en douterait, mais chose étrange, ils vont faire comme s’ils étaient tous au sein de la situation, au sein de la discipline ou de l’école, à tel point qu’ils ne la voient pas comme un tout (dont, comme chaque tout, on ferait mieux de se débarrasser au plus vite par quelques phrases compréhensives et lapidaires), et, complètement aliénés, ne cherchent pas, individuellement ou collectivement, ce qui est possible, mais passent leur temps dans une lutte de classement, qui consiste notamment à dire les choses avant les autres, mais pas trop non plus parce que sinon on est exclu. C’est une lutte de classement entre des concurrents qui se classent les uns les autres. Et puis bien sûr tous les concurrents étant égaux, le moindre pet semblera un propos prétentieux qu’il convient d’écarter au plus vite.

C’est le monde de la répétition, mais de la répétition a minima. Non, en fait, soit vous êtes regardé de près par les autres, et vous les regardez également de près, et alors vous êtes semblables, vous vous reconnaissez l’un dans l’autre, et vous sentez tenus, sans trop savoir pourquoi, de rester proches ; la répétition sera presque sans variation. Soit vous regardez les autres de loin et êtes regardé de loin, mais sans que ce regard cesse ; là vous répétez avec de plus grandes variations ; le moyen de ceci est d’être bien ancré dans le système, et, de plus, la répétition répète quelque chose comme la discipline elle-même. Si vous n’êtes pas dans l’institution, ou si n’y êtes rien, vous êtes le dernier des derniers, et vous avez intérêt à répéter sec, parce que sinon les petits répétants vous tomberons dessus avec toute leur haine accumulée à force de promiscuité, sans même dire que plus est petit, dans un temple comme dans n’importe quelle structure, plus l’on est ‘‘traditionaliste’’, complètement paranoïaque, croyant incarner la structure elle-même, gardien et garant, sauf, bien sûr, à ne pas trop compter sur ce qui ne nous assure que moyennement pour mener notre vie.

Répétition

Chacun répète ce que disent les autres, en langage le plus simple : parle après. Même le bienveillant vient après (comme Platon avec Socrate, nous dit Tom McCarthy, dans ‘‘Appel à tous les agents’’, in Fresh Théorie II, p.555 ; Socrate est écouté par Platon, mais à l’inverse Platon écoute Socrate et n’entend que ce qu’il veut entendre : « Platon a fait écrire par Socrate tout ce que Platon voulait entendre en prétendant qu’il le recevait de lui », après quoi McCarthy dit, après Derrida (La Carte Postale), qu’il s’agit là d’une « histoire de cul entre « deux travestis en robe » » ; qu’il s’agisse de « psychanalyse à deux balles » ou de profonds signifiants, peu importe, de manière neutre, on peut tout aussi bien parler de la répétition comme le font d’autres auteurs dans ce livre, sans verser, comme aiment à le faire les anglo-saxons, naïvement et directement vers le (soi-disant) signifié à travers une ronde des signifiants).

Chacun tente de bâtir quelque chose, quelque chose comme un cône, petite pyramide, petit temple, recélant nécessairement une crypte (mot fondamental chez McCarthy). Aussi important comme cavité, à l’intérieur, que comme cône, à l’extérieur. Construction de soi, érection de soi. Soit un cône, pointe en l’air, soit à l’inverse, non un cône, mais côté pointe évasé, vers les profondeurs. Symboles simples non dirigés vers une explication sexuelle, pour autant que rien ne va vers le sexe mais que beaucoup de choses en proviennent (formes et signifiants) (le sexe, donc le corps, étant ce qu’il y a de plus commun, mais aussi de plus soustrait à la mise en commun, de plus personnel mais également de plus soustrait à chacun, et donc mystère et interdits, beaucoup de fantômes, soit formes et signifiants [comme par exemple un lapsus est un fantôme], en proviennent).

Dans un texte cela se manifeste de deux façons : ou bien creuser, ou bien ériger. On creuse le texte, ce que l’on répète, on érige le sien, soi-même. Mais on peut également faire l’inverse, ériger l’autre, se creuser soi, ce que l’on remarque souvent, principalement chez les humbles de la pensée, les pauvres nuls qui hissent au drapeau citations et auteurs et ne passent leur temps qu’à se demander ce qu’ils pensent eux, citations et auteurs restant à jamais non touchés, mais fascinants, non creusés et brillants, ce qui s’allie, au besoin, à une simple découpe passablement rageuse, par le biais, par exemple, de l’insulte, et une affirmation de soi pure et simple, qu’elle soit plus ou moins dite (« je suis le meilleur » ou affirmation avec force de ce qui nous tient lieu d’idée comme d’une vérité absolue) ou cachée (secrète vanité pas forcément perceptible pour le lecteur).

Il n’y a pas une dialectique entre ériger et creuser. Il peut y en avoir une, mais pas nécessairement, et ces symboles existent en dehors de ce qui les a vus naître. Bien que peut-être un esprit tatillon puisse toujours voir l’un et l’autre, ne serait-ce que par contraste.

Pour moi, naïvement, il s’agit forcément d’un sujet à ériger, soi-même. Creuser, à l’inverse, ne vise pas en soi à ériger, mais à le rendre possible, comme Alizart note dans le prologue à propos de la politique des Deleuze et consort, et au contraire du marxisme : toujours creuser, « évider le vide » comme dit Blanchot. Il ne s’agit pas là d’ériger ensuite, ça c’est le marxisme, qui veut remplir le vide. Creuser permet d’évider le vide, mais permet aussi d’ériger l’autre, serait-ce en négatif, serait-ce pour le couper, ou au contraire pour stèle se recueillir.

Il y a les deux mais ils sont des dénominateurs, des clés qui, dès qu’on les utilise, nous emmènent dans des chemins qui partent dans tous les sens. Possibilité de cartographies, réelles ou délirées, peu importe, car coder et décoder marchent d’un même pas, se répondent mutuellement, dansent et laissent des traînées sur la piste, qui elles au moins sont, on ne peut pas le nier ; c’est ici que prend tout son sens la phrase de Nietzsche selon laquelle tout seul on n’est rien, mais à deux on ne peut déjà plus les nier ; voir aussi l’idée de Latour de suivre les acteurs eux-mêmes, sociologie des « locae ».

Qu’on ne comprenne rien à quelque chose n’est pas grave, si deux au moins se comprennent, il y a quelque chose, et en regardant, en écoutant, on peut déjà commencer à comprendre. C’est d’ailleurs l’une des différences entre le sociologue et le psychanalyste, celui-là n’étant pas l’un des deux quand celui-ci l’est nécessairement, et celui-là ne comprenant, généralement, jamais rien (et quand il essaye de comprendre, de participer au jeu, c’est souvent lamentable, au point que déprimé il finisse par laisser les gens parler, s’en tenant à un rôle d’enregistreur, comme l’a fait Oscar Lewis, et c’est encore bien mieux).

Enclosure expérientielle

« Nous vivions de nouveau dans un horizon mythologique et pas dans des traditions, parce qu’avoir des traditions aurait signifié qu’on aurait hérité d’un monde complet. Le mythe était une méthode qui consistait à décrire le monde de telle sorte que rien de neuf ne puisse y survenir. » Laurent Goumarre, ‘‘Tombeau pour Bret Easton Ellis’’, in Fresh Théorie II, p. 381.

Qu’on veuille bien, ensuite, réfléchir sur l’intérêt des sociologues pour le mythe, ainsi que sur ce qu’ils ne regardent pas : la culture matérielle, et la culture tout court, comme phénomène de l’habiter, impliquant notamment la répétition (Tarde dit imitation), la notion de monde, celles de pensée (les mots), de sentir (l’esthétique), d’agir (l’éthique), le tout sous la bannière du style ou, pour le dire autrement, de l’être — vaste simulacre.

Mais non, ils parlent de mythes, parce que leur horizon n’est pas fermé, il est l’horizon tout ouvert qui nous fait croire que l’on peut devenir n’importe quoi, à peu près tout, que pour cette raison, puisqu’il y a tout de même des filiations logiques, tout ce qui nous entoure est accessoire, pourrait être autre, est peut-être même nocif car nous entraînant sur une voie que nous ne désirons pas, avec à l’arrière-plan l’égalité de droit de tous les corps revenant, philosophiquement et sociologiquement, à peu près toujours à les imaginer ontologiquement égaux, semblables, prenant en compte le dévoilement nazi (et même Hiroshima, si ça ne suffisait pas, sur le modèle de Marx disant à Descartes « ah ouais, le monde matérielle n’existe pas, il n’est que dans ton imagination ? et ben tu vois cette pierre ? prends-la dans ta gueule ? — ouille ouille ouille, mais pourquoi tu m’as fait mal, Karlos ? »), pour autant que le droit ne saurait jamais être fondé, toujours transcendant, et donc au service de quelque chose qui n’est jamais formulé, instrumentalisé par ceux qui savent le faire.

Marche du progrès, de l’Etat universel, humanisme dévastateur parfaitement actualisé par ces hoquets de l’histoire, ces lapsus, des bourdes dévoilant le projet, des choses qu’il ne fallait pas dire, Auschwitz Hiroshima Tuol Sleng et tant d’autres. C’est l’horizon fermé, la clôture du possible, le ferme tes portes Noé qui rend possible la vie, sous le sceau marqué de la mort. La « fin de l’histoire » est un moins gros lapsus, mais tout autant quand même, balancé par des gens qui n’ont fait qu’étudié le vide contemporain, dénoncer/célébrer, comme certain Baudrillard, lapsus disant que voilà, si tout est futur, à venir, ici il n’y a rien, ici il n’y a pas d’histoire, ici c’est le désert. Pour qu’il y ait de l’histoire, pour qu’il y ait de l’être, pour qu’il y ait quelque chose, que l’on puisse le dire, il faut que ce soit fermé, que tout soit là et rien que tout ça ; les gens ne vivent rien et cela fait longtemps, la fermeture qui les enclôt malgré eux se révèle plus tard, et l’historien, le caricaturiste, ou même le sociologue, peuvent, plus tard, le montrer ; derrière la « fin de l’histoire », j’ai surtout entendu, très faiblement, le contraire de ce que cette expression dit : si elle affirme que dorénavant pour tous l’horizon est irrémédiablement ouvert, comme si nous vivions tous dans le monde des héros de Bret Easton Ellis, sur le modèle de la diffusion culturelle par en haut (drôle : dans un pays provincial qui croit encore être le centre du monde — mais enfin, Grenoble n’est-elle pas la capitale mondiale des nanotechnologies ?? —, et qui croit que la classe dominante qui diffuse sa culture est la bourgeoisie bourdieusienne), j’ai naïvement compris, mais peut-être était-ce le souhait couvant dans ces propos, voire le regret, qu’enfin nous pouvions en toute bonne conscience (bonne conscience par rapport à l’Histoire, qui a marqué le 20e siècle, à laquelle il fallait absolument appartenir, faire partie du wagon dirigé vers l’horizon ouvert, avec beaucoup d’utopie et d’exaltation — tout ne tenait que dans cette merveilleuse capacité à l’utopie et à l’exaltation (peut-être au groupe, invention de ce siècle dit Badiou), car le wagon, c’est celui qui partait pour Auschwitz —, donc finalement bonne conscience par rapport au groupe, habiter ensemble ici et ne pas croire ensemble à là-bas) vivre, être, fermer notre horizon et tenter d’y bâtir notre maison.

Cela peut sembler très conservateur, idéologie de la nouvelle « restauration » dont parle Badiou. Effectivement, cela peut légitimer facilement n’importe quel salaud. Formule fasciste par exemple « tu es ce que tu es ». L’est-elle encore si ce n’est plus un ordre, une normalisation (de l’autre, mas tout autant de soi), mais une description, et surtout une description éphémère, « je suis ce que je suis » ? Bret Easton Ellis dit, nous dit Goumarre, qu’est surprenant « le fait que l’individu moderne, dans les tentatives qu’il menait sur lui-même, prenait la liberté de se tester jusqu’aux limites de l’auto-annihilation », ce qui formulé par Bédeuzeux donne : « conservation de soi + expérimentation sur soi = intensification de soi-même ». Enfin, à mon sens, c’est le sens de la « fin de l’histoire », nous avons la possibilité d’expérimenter sur soi. De fermer, pour un temps, notre horizon, de faire avec ce qui est là, comme un tout, une maison dans l’habiter heideggérien (espace, monde, etc.). Nous passons notre vie dans des « dispositifs », nous sommes constamment aliénés, nous dit Belin. Si je « suis », « suis ce que je suis », et que mon horizon est ouvert (ne serait-ce parce que je crois en Dieu…), je ne crois pas être aliéné, mais après ma mort on croira de moins en moins à tout ce qui n’a pas eu lieu, à tout ce qui n’a pas été, jusqu’à ce que naïvement des gens ne me connaissant pas disent tout naturellement, ben oui il n’y avait que ça ; ils pourraient même me peindre, voilà une figure, un modèle, principe de la caricature qui saisit sans prendre garde à ce qui passe dessous, ce qui ne se voit pas forcément et est envoyé au néant, ironie cynique de celui qui prétend saisir, photographier (ce qui veut dire tuer, mitrailler), autrui.

L’âge moderne nous dit : vous vivez, nous vivons, dans un monde dont nous ne connaissons pas les limites, elles sont loin, très loin, a priori tout est possible. Avec ceci, vous prendrez bien une petite dose de libéralisme et de démocratie, histoire d’être tous ensemble dans la même bulle à l’horizon invisible tellement qu’il est loin, bref vous serez bien dehors, dans le désert dont parlait Friedrich Dabeuliou Nietzsche, tous ensemble, bien gentils, dans le « parc humain » non clôturé. Et puis tellement que c’est insupportable, vous vous efforcerez, mes chers moutons, à vous tendre vers cet horizon bien trop loin, de la manière dont vous pourrez, et puis tant pis pour ce qui advient (au fond, ce ne peut être que positif, n’est-ce pas, puisque c’est la limite du monde dans lequel nous vivons, auquel nous appartenons, et nous l’aimons bien, hein, comme nous nous aimons bien nous-mêmes), y compris tous ces carnages paniques sur le long du chemin (« voyage en Orient » mes fesses, Hermann, c’est plutôt « marche ou crève »).

Et là, enfin, nous avons cette possibilité de considérer que 1) le monde est fini (c’est pas dit, mais c’est tellement loin que ça doit bien l’être), 2) bien avant il y a plein de petits mondes tout aussi fini, plus ou moins vastes, et sur certains d’entre eux nous ne pouvons rien, tandis que sur d’autres nous pouvons agir, nous enfermer, en sortir, même les détruire. Au fond il en a été ainsi toute la modernité, sauf que maintenant nous en avons conscience. Si quelqu’un s’enfermait, il ne semblait pas le voir, ses yeux restaient tournés vers un horizon lointain, ou ne serait-ce que sur quelque chose de public, afin que tout le monde, voir avec tout le monde.

Notre chance, comme notre malheur, c’est que l’espace public et le monde sont devenus proprement invivables. Le pire étant qu’ils commencent à se reconstruire, s’ils n’ont jamais disparus. Non, c’est juste qu’il s’agit d’une grande aliénation, aliénation aux mythes, rien de réel, pas d’histoire, pas d’être, rien de vécu, mais quand même, hein, beaucoup d’images et de « rêves » communs. Nous pouvons donc librement nous enfermer, ce que beaucoup de gens, concrètement, font (à ce sujet, il est très important de considérer que, contrairement à jusqu’à maintenant, ce ne sont pas des gens nés dans l’aliénation, comme les « primitifs » en sont l’icône même, mais bien dans la liberté, le monde commun de l’espace public enté par les mythes et la « liberté »), à condition de ne jamais perdre de vue (et, au mieux, de le savoir (incarnément) et (donc) d’agir en conséquence) que je ne suis pas moi (‘‘racine’’, ‘‘structurellement’’, ‘‘naturellement’’) mais que je suis bien moi (‘‘rhizome’’, ‘‘conjoncturellement’’ (répétition ou pas même de conjonctures différentes), ‘‘volontairement’’).

Bref, à rebours de ce qu’on nous répète inlassablement tous les jours, sans même que ce soit dit (espace public désert des mythes, là où les guerres n’ont jamais lieu), j’ai cru comprendre qu’il nous était offert la possibilité d’enfin pouvoir écrire notre histoire. D’enfin être.

(Oui, tout au fond rien ne change jamais, nous vivons dans les mythes ; jeu de doublement jusqu’au plus loin, plus haut ou plus profond, forme finale peut-être l’hélice chaman serpent de l’ADN, mythe encore. Mais la vérité n’a pas beaucoup d’importance. Apprendre à voir les mondes de l’intérieur.)

Honte

Lorsque l’on fait, dit, quelque chose qui ne ressemble pas, n’obéit pas, aux lieux communs qui nous entourent, aux habitudes de reconnaissance de ceux qui nous entourent, lorsque quelque chose s’échappe, que l’on fait appel à quelque chose qui se trouve en dehors du cercle ou au contraire bien trop enfoui en lui, pas simplement à la surface, lorsque l’on rompt l’harmonie des tranquilles représentations, de la tranquille représentation collective cerclée, par exemple pour tenter de dire vraiment les choses, comme la mémoire à un ami lors d’une cérémonie rappelant son souvenir, le seul sentiment que l’on a, très différent du moment où l’on a produit notre texte, ce que nous allons dire, ou faire, est un sentiment de honte, une incommensurable honte sauf à recevoir la limite, la sanction, du groupe auquel notre action est destinée, du génie à la plus atterrante stupidité. Voilà aussi pourquoi s’il faut être seul pour produire quelque chose de non-conformiste, quelque chose qui tente d’être vrai, celui qui l’est trop longtemps en viendra à épouser les lieux communs, la conformité, d’une communauté fantasmée, ou tout simplement de celle qui l’entoure, ou de celle qu’il a plus jeune, à commencer par la famille. C’est aussi pourquoi les risques pris ne sont qu’à la mesure de ce que peuvent recevoir les membres de la communauté à laquelle nous appartenons, et nous gardons par-devers nous-mêmes ce que nous pensons qu’ils ne puissent pas recevoir, sans forcément être juste dans ce jugement, jusqu’à ce que, n’imaginant plus les chances de le sortir de sa cachette, nous abandonnons tout à fait ces essais ainsi que ce qui, en nous, comme sentiment, comme tension existentielle, comme devenir, supportait sa création, et c’est ainsi que nous nous fondons dans le décor qui nous entoure.

mercredi, novembre 22, 2006

Langage et (changement des) choses

« Heidegger comprit que le langage est moins un véhicule du contenu qu’une structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière », ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses ». Tom McCarthy, idem, p. 565.

Il serait bon pour les sociologues de comprendre ceci, eux qui croient encore souvent avoir accès à du contenu à travers le langage. Si encore le langage n’était pas le seul matériau du sociologue, encore… Et s’il s’attarde aux choses, c’est son propre langage qui entre en jeu, et alors la question est : par le langage j’ai la possibilité de changer les choses, mais si je décris fidèlement, si je dépense toutes mes forces à ce que mon langage ne change justement pas les choses, ne suis-je pas en train de vouloir les conserver, purement et simplement, et rien que ceci (mais déjà tout ceci) ? Sociologue archiveur du social, de même s’il s’attache au contenu du langage.

Il est bien plus intéressant de se demander en quoi le sociologue peut changer les choses. Miroir de ce qu’il observe, il se place ainsi dans l’ouverture d’une non-parole qui ne change rien du tout, ou dans la fermeture à l’égard de ton parole, in-conscient de la structure qui la dépasse, ou plutôt structure tellement habituelle, miroir, qu’elle n’ouvre sur rien et, au milieu de cette forêt, le mieux est encore de se comporter en parfait miroir, ou enregistreur, de ce qui est dit, sans rien toucher du tout, si ce n’est la composition (ce qui est déjà beaucoup) afin de la respecter le mieux possible, comme un récit.

A partir du moment où il intervient, le sociologue est soit archiveur, soit à la recherche, dans le langage (le sien ou celui de ceux qu’il observe), d’une « structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière » ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses » ». Conserver ou changer, pure médiation ou immixtion du sociologue.

Pour couper les cheveux en quatre, la pure médiation n’est pas possible. Ou disons qu’elle n’a encore jamais été tentée. Oscar Lewis met en forme les propos des membres de la famille Sànchez, de manière à conserver la structure de leur langage et ce qu’ils disent, afin de produire un récit, de nous ouvrir à une parole qui ne change rien (ceci seulement par le biais de nos représentations puis actions, pour ceux qui agissent sur ce terrain) mais nous montre la « clairière » que constitue leur vie, leur être. La médiation est mise en forme, donc encore faut-il s’entendre sur ce qui doit être mis en forme, ce qu’il s’agit de faire passer, de conserver, ce qui est plus problématique lorsque l’on s’attaque aux choses que lorsque l’on s’attaque au langage.

A l’inverse la position du changeur de choses apparaît anti-scientifique et ne semble pouvoir être que le fait de francs-tireurs agissant en toute impunité, soit par le recours à un réseau particulier (partis politiques, éditeurs, médias, etc.), soit par une haute position dans une institution dont les membres ne se permettent pas ceci (université, par exemple). Les ‘‘sciences dures’’ d’abord connaissent, ensuite agissent sur les choses, les changent. Savoir technique qui devient pouvoir technique, au service parfois d’une cause pas très déterminée, toute inscrite dans des habitudes, un naturel à faire peur. Le sociologue n’a rien à changer, sinon un regard, une considération, un rapport à l’autre (bien que certaines utilisent les sciences humaines pour guérir, d’un côté, pour vendre ou convaincre ou gérer, soit pour manipuler, de l’autre). Il lui faudrait donc faire deux travaux, d’abord décrire, ensuite expliquer comment il faut voir ; mais une bonne description se passe d’analyse, et c’est là qu’entre en jeu le langage du sociologue, s’il ne souhaite pas formaliser ses données afin de « comprendre » pour agir.

C’est postuler, comme Heidegger, que les choses changent grâce au langage. Ce que les régimes autoritaires (autoritaire : qui s’impose avec autorité et s’immisce dans toutes les parties de la vie de quelqu’un et de chacun ; la République, par exemple, est un régime « légitimement » autoritaire ; toujours, un régime autoritaire fonctionne grâce à ceux qui, même malgré eux, le supportent, sont d’accord, comme par exemple la République, les républicains voulant la faire passer comme un consensus ; il n’y a donc pas de jugement de valeur dans ce terme, mais l’on se demande toujours vers quoi mène ce consensus), comme le nazisme ou le capitalisme, savent d’ailleurs très bien. Il ne s’agit pas du langage pour le langage, mais du langage pour changer les choses, c’est vers elles que l’on tend. C’est dire que c’est approcher des choses qui n’existent pas, et c’est dire que dire les choses qui existent, c'est-à-dire les dire dans une structure qui est la leur, et non pas déjà celle qui fait advenir celles qui n’existent pas, ne sert strictement à rien, sinon à les conserver.

Indifférence

Je me suis rendu compte, tout en le sachant depuis longtemps, que ceux à qui je n’ai pas envie de ressembler, je les méprise, et, dès lors, suis indifférent à leur vie, à leurs souffrances, à leurs problèmes, à leurs joies, ils pourraient tout aussi bien ne pas exister ou mourir, et au fond, quand ils sont là, je préfèrerais qu’ils soient morts.

Derrière ceci, je me rends compte, tout en le sachant depuis longtemps, que je comprends leur vie, leur être, comme une impossibilité, sans être jamais absolument sûr (et parfois très réservé) de mon jugement. Une impossibilité, c'est-à-dire une absurdité existentielle, une voie qui ne mène que dans le mur et à coup sûr, déjà toute comprise, en croyant de surplus que les autres sont « ce qu’ils sont », et donc je ne suis généralement pas étonné de mes remarques, n’imaginant à aucun moment qu’ils puissent autre chose, autre mensonge que ceci.

Romantisme de la forme réaliste

Le principe même de ce qui est réaliste, facile à imaginer, que ce soit de l’ordre de la fiction ou de l’ordre des idées, c’est terriblement intrinsèque à cette forme, est qu’il existe plusieurs versions, en général du fait d’acteurs différents, et l’on n’a pas la chose en vue si l’on ne prend pas en compte ces différentes versions. Ceci valable y compris, et surtout, pour ces récits très réalistes comme ceux de Gavalda par exemple, qui se donnent comme des évidences que nous avons peine à remettre en cause, qui s’imposent comme seules versions de la réalité au point qu’ils bouchent la vue à la caméra de la chose même, et il en va de même avec les idées (idéologies, etc., relevant comme on dit du lieu commun en général, mais pas forcément, car parfois des nouveautés font de même : c’est simplement que nous n’avons pas de peine à les imaginer, le lieu commun, l’habitude, facilitant ceci, bien que souvent, les lieux communs ne soient pas imaginer au-delà de leur nature de signe).

Aliénation

Cela (article précédent) me fait penser à l’aliénation. Pour qui est aliéné, il n’y a pas d’aliénation. Il ne s’agit pas de réussir à lui faire entendre qu’il l’est. S’il l’est vraiment, il s’en rendra compte de lui-même. Car il peut être préférable d’être aliéné, et au moins pour cette raison comprendre et vouloir changer les autres reste à mes yeux suspicieux. Le regard extérieur que porte celui qui voit de l’aliénation considère un tout qu’il appelle aliénation, une chose totale, unie, qui englobe la personne aliénée, celle-ci donc accaparée toute par la chose aliénante. Il ne reconnaît rien de cette personne, sans même la connaître : il ne reconnaît rien de propre à elle, rien d’humain. Rendre les gens humains, rendre les gens normaux, est le travail des veilleurs de nuit des vies individuelles. Que ce soit désirable n’est pas du tout évident, et relève d’un pouvoir qui eut être employé avec force, et non demandé comme un secours meilleur que l’aliénation par les aliénés eux-mêmes.

Au sein de l’aliénation, la personne est aliénée, mais elle vit, elle existe. Nous sommes tous aliénés, alors pourquoi ne pas tous nous délivrer ? C’est que nous considérons que pour la plupart d’entre nous ce que nous voyons au sein de l’aliénation, et ce que les autres voient, surtout, au sein de l’aliénation, est plus important que l’aliénation. Plus important, ou plutôt ne se donne pas à appréhender comme un tout uni, mais comme une pluralité d’affects, de mots, de liaisons bien réelles, de rapports humains, qui même s’ils sont toujours les mêmes exactement, nous paraissent vrais, et non pas le produit de machines, dictés par des structures non-humaines. C’est parce qu’il y a « rapport humain » qu’il n’y a pas aliénation. C’est pourquoi les aliénés les plus forts, comme les psychopathes, prennent bien garde à ce que les autres perçoivent leurs rapports avec eux comme des rapports banalement, normalement humains.

Le jugement d’aliénation repose sur la moralité de gardiens de troupeaux, qui définissent ce qu’est être humain, et ont une idée très précise de ce qu’est un rapport humain, un rapport normal, qu’elle soit clairement formulée ou non. Dans le rapport de l’aliéné à soi, ce qui est critiqué est que l’aliénation, soit l’aliéné lui-même (point de vue de l’aliéné : il est son aliénation), prend trop de place dans la vie, la tête, l’environnement de celui-ci, et pas assez dévoué, sacrifié, aux autres, manière très abstraite (il y a aussi : la société, la nation [comme on dit mort pour la nation]) mais qui se traduit très concrètement par des actes, des pensées, des soucis, des désirs, soit des modes de fonctionnement et un contenu tant matériel et émotif que représentationnel bien précis (allant jusque, et même d’abord, à un rapport particulier à son corps, à sa nourriture et à son environnement immédiat), et c’est en fait se laisser prendre au piège de ce raccourci très abstrait, ou le perpétuer, de penser qu’il s’agit « d’être comme les autres », d’être « humain », « normal ».

C’est pourquoi il est juste de dire que sortir, guérir, quelqu’un de son aliénation, c’est rendre possible (à nouveau) un rapport à soi.

Tout cela relève de jugements humains, d’un contenu historiquement et culturellement situé, et d’accords entre des personnes jusqu’à l’aliéné lui-même. Seuls les effets peuvent être décrits objectivement, sont objectifs, le reste n’est qu’interprétations, que mots. Mais le problème est bien souvent que ce que l’on n’imaginait pas atteindre, pas possible, qu’on l’ait envisagé ou même pas, nous apparaît comme une pure impossibilité.

On peut dire aussi [je viens de continuer depuis la ligne précédente le texte de Thierry Davila], pour faire court, qu’il s’agit d’apprendre non pas exactement à répéter, mais la répétition elle-même (l’aliéné répète, justement, mais ne connaît pas la répétition, c'est-à-dire il n’y a pas de variations dans ses répétitions, il répète le mêmement). Ce que tout le monde fait naturellement, par imitation justement (donc finalement, en ce sens, la répétition est naturelle). Parmi les fous, ceux qui ne le sont pas savent et utilisent la répétition (Artaud etc.). Répéter mêmement, c’est être aliéné, que l’on soit qualifié tel ou non par nos contemporains et par les veilleurs de nuit. Aussi, la question qui peut être posée aux changeurs d’hommes, et qu’ils se posent peut-être eux-mêmes, est celle-ci : répéter quoi ?

Normalité

La normalité, être normal, est exactement ce que la critique de cette notion dit, mais à l’inverse. L’inverse, point de vue réprouvé, dit la même chose, et pourtant c’est déjà autre chose. La différence est plus forte que la ressemblance. Etre conforme, soit être comme tout le monde ou bien être soumis, obéissant, devient être tel que l’on a quelque chose en commun avec d’autres, co-participer à la construction d’une réalité commune, ce qui atteint tout son sens, toute son utilité, lorsqu’il s’agit de faire quelque chose ensemble, d’agir ensemble (pas comme les spectateurs dansant séparément dans un concert, mais les musiciens qui improvisent ensemble sur la scène), voire l’un sur l’autre. Il s’ensuit que la normalité abstraite, abstractisée par les critiques de la normalité autant que par les images, simulations de la normalité (par la publicité principalement, mais également sans doute aussi les enquêtes sociales d’Etat), recèle la promesse de vivre quelque chose ensemble, avec d’autres, promesse de non solitude, de non-refermement sur soi, promesse d’un rapport possible avec les autres et le monde. Il est probable que les gens « normaux » passent beaucoup de temps à regarder les autres, en s’imaginant égaux, semblables à eux, imagination qui ne peut être dite telle car ils sont au sein de cette imagination, autrement dit ils peuvent bien être dégoûtés à l’idée de ressembler aux autres, et tous le sont.

Désirer avec avidité, et pas seulement mentalement, quelque chose, désirer signifiant tendre vers en l’imaginant bien, c’est déjà l’avoir. Il en va ainsi avec la normalité comme avec toute chose. (Il est possible que l’on ne puisse trop se forcer à désirer ainsi quelque chose.)

A.D.O.

L’adolescence est glauque parce que l’on est tout mou.

C’est là que l’on peut vivre les meilleures choses. C’est là qu’on peut mourir le plus sûrement, même si après, ne plus rien vivre peut tout autant nous faire mourir.

Ma stratégie d’adolescent a été simple mais pas joyeuse. Etre tout dur raide cadavre rigido-psy, et puis par touches s’accrocher de tout mon poids et mon élan à des cordes roches qui traînent, auteurs ou idéologies, trimbalant ma mollesse de liane en liane ou de roche en roche, dans un mépris royal de ceux qui m’entouraient.

La naïveté tue, les mous ne sont pas faits pour écouter les autres et le monde, ils ne sont pas faits pour croire. Il y a croire et croire. Croire en Dieu ou en les paroles d’une chanson, c’est croire à la réalité d’une chose qui nous est extérieure et puis que l’on ne voit pas. Dire, répéter, tempêter que Dieu existe ou brailler les mots d’une chanson que l’on a écrite sur ce que nous ne connaissons pas, c’est que ce l’on pense, imagine, a en soi, existe, répond à une réalité. Appel de l’autre chose ou savoir puis volonté de soi, les deux s’opposent. Dans Théorème, la fille se fige dans son immobile adoration divine, le fils se met à peindre et rêve de manifestes artistiques. Nous avons en nous des deux, mais le démon de midi sonne à toutes les portes.

Où places-tu ton angoisse ? Où places-tu ton plaisir ?

Art contemporain libération

On veut l’art contemporain nous faire sentir un sentiment de libération. Car regard complice avec artistes et autres (spectateurs) peut-être. Complices dans la libération, complices dans la construction de soi-même. Le sentiment de libération, son intensité ou densité, est en exacte corrélation avec le sentiment d’être dans une prison, et repose sur le sentiment de soi et la volonté d’amener ce soi au bout, au bout de l’hors-prison toujours ailleurs. Forme de ‘‘romantisme’’, d’idéalisme, qui postule un point toujours plus loin, trop loin, le plus loin, vers lequel tendus nous, en fuite.

La libération est anomique, la fuite est anomique. Mais la refondation qui peut s’ensuivre derrière, collective, est le retournement de l’anomie, la création du normal à partir du pathologique. Normalitaire, c’est toujours fuite, révolutionnaire, c’est fuite toujours. Pas le choix : toujours prison trouver, toujours ailleurs lointain.

Se sentir proche du petit nombre, ensemble dans la fuite, nomades de la gloire inconnus. Toujours un peu devant, ou un peu à côté, vers dehors, géographique, incorporel, la fuite hors-là matière, ici prison enchâsse, « il n’y a que ça », « c’est comme ça », tautologies de l’être toi et là.

Paradigme du sexuel assigne au là l’ailleurs. Manière pour éclairés connaissant on ne leur la fait pas, matière et représentations, technique et chose commune, d’ailleurs démocratique, socialiste et sécuritaire. Plus les artefacts produits exposés et vendus, cigarette et alcool, art contemporain et drogue, les livres mêmes et puis les flux informatiques. Tout est là, même l’ailleurs. Recréation de la petite bulle humaine, tout peut y entrer, c’est même bienvenu. Adieu libération voyez-vous c’est néant, adieu lointain ailleurs voyez-vous c’est chimère, réjouissez-vous, mes frères, tout est là à vos sens, vous êtes là, vous êtes vous, tout est là, n’oubliez pas de jouissez sans entraves, réjouissez-vous car vous êtes normaux, et car vous êtes ensembles.

L’art contemporain retour sur le social et par lui jugé selon ses propres termes. Ni dépassement ni ailleurs, confrontation toute simple entre le social là et le social ailleurs plus loin.

mardi, novembre 21, 2006

Le repli

Lorsque Deleuze a publié Le Pli, des gens sont venus le voir, pour lui dire que ce dont il parlait, c’était exactement ce qu’ils pratiquaient. C’était l’association française d’origami, ou quelque chose comme ça.

Petit, j’ai toujours détesté les origamis. Fasciné, d’un côté, et d’un autre, c’était toujours une pratique que je voyais comme signifiant un monde, appartenant à un habitus, à tout un arrière-plan d’une socialité que je connaissais pas, étrangère à mon monde. Il y a des pratiques, comme cela, de même que des odeurs, des ambiances que, petit, on finit par connaître, ou plutôt reconnaître, et que l’on sait, que l’on sent étrangères à son monde, étrangères à soi, nécessitant de trop grands changements autour de soi, dans nos affinités, dans notre culture déjà, pour qu’on les apprécie. Il faudrait peut-être des passeurs, mais ceux-ci ne viennent pas, ou, lorsqu’ils viennent, on les perçoit un peu comme des monstres, bien que certains, qui ne sont pas passeurs à proprement parler, mais des gens qui nous relient à ces choses, sont nos amis, et l’on a accès à ces choses étrangères par leur biais seul. Concernant l’origami, je me rappelle un passeur, mais peut-être n’était-ce pas lui. Il me semblait faire tant de choses, et un vrai monstre en même temps. Je ne sais pas, c’est peut-être simplement qu’il tournait autour de ma mère.

J’ai essayé, une fois, les origamis. Très rapidement. Je ne sais pas si j’ai vraiment commencé à en faire un. Le petit livre tout en images, à la couverture représentant un pliage en papier, comme on disait, sur fond rouge avec un large bord noir, montrait bien comment il fallait faire. J’ai peut-être essayé, et sans doute que cela m’a énervé, si je ne m’en rappelle plus. J’ai souvent vu ce livre traîner, et je l’ai feuilleté quelques fois, comme un compagnon étranger. Ce n’est pas véritablement de la fascination, finalement, mais une sorte de voyage en commun silencieux, entre deux personnes qui savent qu’elles ne se comprendront jamais, tout en appréciant assez la présence moelleuse de l’autre. Ce livre était un danger pour moi, aussi, puisque je n’y arriverai jamais, à faire ces pliages comme il faut, rien que les images je ne les comprenais pas, il remettait en cause mes compétences, ma perfection. Plutôt que de m’énerver, j’ai accepté son étrangeté, et l’appréciait bien comme ça. Mais tout de même, le monde nécessaire à l’inclusion de la pratique origamique m’était parfaitement inconnu. A l’abord d’un monde étranger, ce qui frappe en premier lieu, ce sont ces limites. Ma conception des mondes étrangers est semblable à ma présentation à eux, car lorsque j’y suis jeté, ou que j’y entre sans faire attention (ce que je vois comme plus rare, voire jamais produit, car c’est moi dans ma continuité), je les vois de l’intérieur, et ainsi je les considère bien au contraire comme allant vers l’ouvert.

C’est cela aussi, que je sens dans l’origami, comme dans tous ces mondes un minimum ‘‘traditionnels’’, par exemple des maisons où chaque meuble a sa place, des maisons qui ne bougent pas, bien réglées, avec toujours la même odeur et cette usure ensemble des choses. ce repli, je le vois comme une fin. Le résultat, cette liqueur des choses vieillies, le petit oiseau plié, la sagesse de toute une vie, ne m’a jamais apparu que comme un sacrifice trop grand en regard de ce qui était possible au départ, même si, à vrai dire, j’aime profiter de ces choses, les goûter, mais en passant, ce n’est pas au centre de ma vie, jamais ne me viendrait à l’idée de me sacrifier pour cela, « ils » peuvent toujours courir. Adolescent, j’ai testé les bonsaïs, mais cela n’a pas duré longtemps, et mes tentatives pour dresser des plantes plus ordinaires se heurtaient toujours à des lois naturelles et à leur trop lente croissance. Qu’un petit bijou ne soit que ça me plonge dans une profonde mélancolie. Rendez-vous compte ! : tout le possible qu’il y avait là pourtant ! Mais, bizarrement, il semble qu’il faille justement une profonde mélancolie pour les apprécier, ces bijoux.

Là, juste comme tu pars, m’accordant ton odeur, je me demande ce que je pourrais bien faire. N’ayant finalement pas envie de me lobotomiser à nouveau devant un jeu vidéo, et n’ayant rien d’autre à écrire pour mon mémoire, je repense au texte que j’ai écrit cet après-midi, à propos de ce que j’ai appelé, faute de mieux, le « remake-pour-soi ». Cela, et puis le design de mon blog ‘‘Sergvolant’’, gris avec cette madone kitsch derrière éclairée de feu jaune et au cœur rougeoyant, et puis encore les origami, et puis le pli d’un drap sur une couverture, comme chez ma grand-mère. Je n’ai jamais réussi à imaginer le pliage d’un origami. C’est comme faire une roulade, en gym, au collège : même une roulade à l’avant, j’en étais incapable. Quand je ne réfléchissais pas, tout petit, j’étais capable de rouler vers l’avant, mais après, j’ai commencé à vouloir m’imaginer rouler à l’avant, et je n’ai jamais réussi à m’imaginer cela. Dans ma tête, je veux suivre le mouvement, alors pour atterrir à l’endroit je dois me tordre, mais si je ne me tords pas, j’atterris à l’envers, ou plutôt je reste coincé. Les roulades et les origamis, c’est un peu la même chose pour moi : le mouvement dans l’espace, je ne parviens par à l’imaginer, je perds le corps-à-corps avec les choses, sans doute, sans doute que c’est pour cela.

Lorsque je m’imagine un pli, je m’imagine un repli. Repli d’un drap, repli d’un bout de peau. Ou le « remake-pour-soi », ou le design de mon blog. Petit, je crois que je n’aimais pas les replis. Les origamis, ça a toujours été des replis pour moi. Je n’aimais les draps qu’autant que dans mes mains à hauteur de menton ils étaient bien lisses, et mes parents devaient à deux me maîtriser pour me décalotter et m’enduire de mercurochrome. Les replis, au fond, je les aimais bien tant qu’ils étaient déjà faits, et je voulais les laisser ainsi, sans même tenter de les défaire. J’aimais bien, cette idée, ou cette sensation, sans le voir, peut-être, véritablement ainsi. Disons que je me racontais que les choses étaient ‘‘ainsi’’, je me racontais en fait le repli, je le laissais tourner dans ma tête, je le goûtais, et cela me plaisait.

Lorsque les choses s’ouvrent, lorsque l’on défait les plis, là je n’aime pas du tout. Le cœur à vif, je n’aime pas du tout, par exemple. C’est qu’il n’y a même pas de dépli, simplement c’est tout plat, trop tendu, ça fait mal, on ne peut pas plier sans faire mal encore plus. Parfois je t’ouvre mon cœur, mais tu ne replies pas, alors il reste là, comme ça, à saigner. Tu ferais mieux de me le dire avant, ainsi je n’ouvrirais rien du tout.

Maintenant, je commence à vouloir replier. Tout est trop extérieur, trop tendu, trop vulgaire. Ni désirable, ni confortable. Une toile tendue pour battre le tambour. Juste un pli, un repli, et tout va mieux.

Pour celui qui n’a pas de limites, tout plat à l’infini, il est nécessaire de placer des limites. Parfois elles viennent d’elles-mêmes. Par exemple, il existe des gens qui se sont laissés aller au plus grand nihilisme. Et bien, lorsqu’ils ne sont pas morts, pulvérisés, éclipsés dans l’espace sans limites, ils ne sont pas très beaux à voir. Leurs limites, ce sont leurs marques, par exemple leurs maladies, leurs organes endommagés, leurs dépendances dont ils n’arrivent pas à sortir. Ils étaient magnifiques, et les voilà déchets. Placer des limites, dans un espace tout vide, sans protection aucune, sans la vie de gens bienveillants derrière la porte à propos desquels on imagine un quelconque repli, sans même le drap bordé pour nous que l’on sert dans notre main, ce ne peut être que faire un repli sur soi. Repli sur soi un peu comme l’homme se courbe, la tête contre le ventre, face au vent trop fort (mais lui c’est aussi pour protéger son chapeau haut-de-forme, que ses mains pendent, et ses épaules avec, où qu’elles détiennent quelque pauvre ou même cher trésor dans le creux de son ventre).

Repli pour un corps épinglé, si maigre qu’on ne peut même rien pincer, la peau et les nerfs trop tendus, et puis l’espace autour, et les tensions sans cesse entre lui et tous les autres, chaque qu’ils se rencontrent. Trop habitué que dans son repli on vienne à l’attaquer, ne rêvant depuis longtemps que de grandes sorties, choisies, préparées, attaques millimétrées, juste avant le repli, le retour dans sa zone à l’abri.

Toute cette histoire projetée sur un plan que sexuel, comme savent le faire les dévoileurs de pacotilles, « cynisme : délire des lieux communs », ne fait dessiner une bite qui, dure, ne sait trop où aller, et se réfugie dans le repli, cette tristesse, cette mélancolie, n’étant que l’expression d’une petite bite molle.

Les petits mondes que j’ai croisés m’ont toujours fait peur, car il m’est odieux de les imaginer, despotiques, régenter seuls une vie, qu’une vie ne soit prise que dans l’un d’eux, trop étroits, dans lesquels, pourtant, on peut facilement être, il ne s’agit ensuite que de couper et régler les « problèmes ». J’ai toujours souhaité le côté évasé de l’entonnoir pour moi-même, côté ouvert, un champ illimité, ce qu’on appelle, je suppose, bêtement la liberté. Aussi ce repli ne doit-il pas fonder un monde. Curieux cette tendance à vivre dans l’instant, sans mémoire, à devoir constamment, pour ne pas sombrer (il n’est même pas question de la prendre en compte), se rappeler ce qu’il y a ailleurs, ou plutôt que mes deux pieds s’ancrent dans un sol dont je ne connais, à chaque instant, qu’un petit bout.

Au cours de l’écriture, je me suis rappelé, également, dès le début, cette tendance qui est la mienne d’être sensible aux ambiances, aux mondes. Il en faut peu pour cela, oui vraiment très peu, mais sans doute au fond ne s’agit-il que de bienveillance, car ne suis-je conscient d’une ambiance ou d’un monde que lorsque je commence à être un peu assoupi, mélancolique. Introduit à l’un d’eux, je ne suis plus moi. Je baigne dans ce monde. Mais touriste, toujours, ou voyageur, appartenant à une autre contrée que je ne connais pas.

Il est facile, enfin, de ne pas respecter les replis. La raison cynique le sait bien, elle qui glorifie les verges dures et les trous ouverts bien profonds, sans même penser, dans toute son agressivité, insolence supportée, garantie par un pouvoir qu’elle dit souvent, étrangement, détester et combattre. Les cyniques aiment les enfants à peu près autant qu’une féministe d’il y a trente quarante ans, comme la mère du personnage principal de Millenium People de Ballard, ou celle de celui de Choke de Palahniuk. Il est facile de déplier sauvagement. Ce qui peut être déplié doit l’être, n’est-ce pas, ce qui ne résiste pas au pouvoir doit être détruit, sinon, si l’on se replie là, un pouvoir bien ennemi viendra tous nous tuer ou nous réduire en esclavage, il ne faut pas qu’il y ait de prise possible. Dans Choke, la mère dit à son fils, juste avant de mourir d’un cancer : « je me suis opposé à tout, tout le temps, dans ma vie, j’aurais bien aimer construire quelque chose, j’aurais dû commencer par là », esclave de ce qui, dit-elle, l’oppresse. Finalement ils cherchaient le grand repli, le pli indépliable, le vrai pli qui ne soit pas encore un pli fait au fer rouge, ou fer à repasser, comme le bétail, les corps viande et échange des sociétés archaïques, la corps assigné à sa place par un pouvoir auquel il ne peut échapper sans mourir à coup sûr. Replier le corps après 14-18, après Auschwitz, Hiroshima, Tuol Sleng, Srebrenica, Bagdad, pour que plus jamais ça, pour qu’enfin décider pouvoir nous seuls de quoi.

Il est sans doute temps de chercher des replis, et pas que pour les suralimentés que nous sommes. La civilisation de la chatte et de la bite parvient enfin à se faire piquer la tête, auréole terne d’épines, dans la guerre en Irak. Les critiques, désespérés, se meurent, s’ils ne jouent du système.

Un voile, un drap, la mort, limite notre vie.


statistique Locations of visitors to this page