mercredi, octobre 08, 2008

Humains

Auteurs, artistes, personnalités, etc. : il y a toute une panoplie de personnes, que l’on appelait autrefois « grandes » (et tous les adultes de la classe dominante l’étaient, aux yeux de leurs semblables sans doute, de leurs enfants et autres dominés sûrement), qui sont considérées par tous comme des personnes. Elles peuvent être interprétées autrement que telles qu’elles se promeuvent, et elles peuvent être mésinterprétées, elles n’en restent pas moins interprétées comme personnes. C’est la reconnaissance de base, qui tend à se confondre avec la reconnaissance suprême ; l’indifférence ou l’inconnaissance prenant la place de la non reconnaissance comme personne : ne pas connaître ou faire semblant de ne pas connaître, ne pas vouloir connaître ou rester indifférent, c’est plonger la personne dans le néant ; on voit cela à la télé et dans les livres, mais également dans notre rapport aux stars et, entre nous, pratiquants du métro, l’inconnaissance et l’indifférence ne sont-elles pas la règle de base de notre savoir ne-pas-vivre ? Reconnaissance de base, a priori, mais également suprême puisque peu visent autre chose, et quand bien même ce serait le cas (qu’ils disparaissent derrière un intérêt général, par exemple, ou que leur nom soit le symbole d’une découverte, d’un ensemble plus grand qu’eux ou d’une lutte quelconque), ils se résumeraient également à cette reconnaissance (tee-shirt Che Guevara), sauf à n’être effectivement pas connus, ce qui se trouve davantage chez les êtres de rouages socio-administratifs et acteurs de l’ombre. Etre reconnu à la mode warholienne, pourrait-on dire : simple image, mieux encore simple nom (on connaît Loana, connue pour n’être personne).

Spectacularisation des rapports interpersonnels. Ce que l’on voit à la télé aujourd’hui, sur nos pochettes de disques, les couvertures de nos livres, les posters de nos murs, existait auparavant, mais dans la rue même : on a croisé Monsieur Durand, la boulangère est Madame Truc, et ainsi de suite, en raison généralement de leur profession. Les stars sont maintenant à l’écran, les travailleurs n’ont plus de nom ou c’est juste leur métier, et quant aux autres, ils sont intérimaires. Pour les non-stars, ils sont envisagés différemment suivant les lieux, les microcosmes, les situations où ils se trouvent. Même déguisé en lapin rose distribuant gratuitement des kebabs à la fête de l’Huma, BHL sera toujours BHL, et justement davantage BHL, précisément par cette différence d’avec son visage plus courant. Le multiple se fait sous la disparition du nom et du visage (cf. le fondateur de Blur et de Gorillaz, publicisé toutefois par son dévoilement final sous des entreprises se vendant en tant que telles). Perdre son nom et son visage introduit au multiple, aux expériences multiples, masques et métamorphoses ; à l’inverse, rectification permanente du visage marqué publiquement au fer rouge, ou, plus généralement, renforcement (que marque la réputation, et non la rectification).

Les non-stars également peuvent ne pas être considérées comme des personnes. C’est ce qui se passe dans les familles et autres cercles très restreints. On dit « elle est juste » ceci, cela, quelque chose qui échappe à la personne concernée, indiquant la constitution d’un lieu où elle n’est pas cette personne publique, et en même temps un lieu qui ne la reconnaît pas comme telle. Un paradoxe : une transgression qui désamorce la logique du personnage, qui rend la personne au commun et la défait même comme personne (Baudelaire n’est pas seulement son fils, pour sa mère, il est sans doute tout simplement lui, une désignation qui n’admet pas de nom, tout juste un signe du doigt, de cette main ouverte qui présente) ; et appropriation, sous d’autres termes, étiquettes ou qualités, ou donc pas même, pour dire et faire : tu fais partie des nôtres.

Dans certaines sociétés, seuls les dieux et les chamans sont stars. Dans les nôtres, il semble que tout le monde aimerait l’être. C’est en tous les cas un trait qui structure autant notre espace public que les consciences et les espoirs individuels. Et ce n’est pas parce que seuls les personnes des classes supérieures étaient dans le temps connues, et surtout jusqu’à nous, que celles des autres classes échappaient à la logique du personnage, sans doute bien au contraire : un marquage d’autant plus contraignant qu’il n’y avait pas d’éducation et pas de transformation (ni exil ni ascenseur social), l’anonymat se faisait derrière des parents (fils d’Untel) et des fonctions, les personnages populaires étaient marqués au corps, et ceux de la littérature font plutôt corps avec leur personnage (Gargantua, Don Quichotte, Toto, Till Eulenspiegel, etc. : même tacticiens, ils sont marqués du sceau de la naissance et la mort, et quelque part ils ne s’appartiennent pas). Uniquement dans notre société il est devenu pensable de n’être pas un personnage, de jouer de tous ceux qui sont possibles, ainsi que d’être « soi-même » (main qui présente, qualité ou impression).

Ce serait une ironie de l’histoire que d’en faire un personnage, réel ou littéraire : une totalité baptisée par un nom, illustrée par une image. Au pire, c’est une légende ; au mieux, une force agissante et insaisissable. Une sorte de corps étranger, espion ou cancer, en même temps que parfaitement commun ; l’invisible incarnation d’un être appartenant à un plus-que-son-temps, un modificateur, un transformateur caché, un dieu rendu à l’animisme. Un être rendu à ses incarnations possibles et aux forces qui sourdent en lui, non stigmatisé par autrui. Quand l’enfer ce n’est plus autrui, c’est qu’autrui se particularise dans une version de l’histoire seulement, et par là se multiplie : l’enfer fractionné tend à disparaître ; cependant cet être, sorti de l’enfer, serait un peu comme Adam : il n’aurait pas d’altérité. Pour chaque autrui il serait donc un personnage différent, mais dès qu’un autrui le verrait dans deux personnages différents, il additionnerait les deux puis cesserait rapidement de chercher à l’envisager ; il le mépriserait autant qu’il serait tenu en respect par lui, par une force sourde ; plusieurs autruis semblables se réuniraient et le sacrifieraient, meurtre collectif du bouc-émissaire (après cela, peut-être, il deviendrait personnage littéraire, ou dieu, ou légende). Pour éviter cela, il faut à cet être disposer des images entre lui et autrui : mettre des masques ou fonder des entreprises, par exemple. Il peut ainsi échapper au personnage tout en donnant à autrui un os à ronger (un nom et une image).

L’histoire ne traînerait sans doute pas son nom et son image, mais lui seul serait, finalement, libre. Cette figure de l’anonyme projette une ombre que les anonymes ne sauraient être. Ce n’est pas voulu comme une figure, et, plutôt qu’un cadre réducteur et envisageant, un espace ouvert. Ce que tous nous sommes.

Hypostase terminale de l’humanisme.

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