mardi, janvier 30, 2007

[Innocence, de Lucile Hadzihalilovic]



(Regardant Innocence, de Lucile Hadzihalilovic — réalisatrice du court-métrage La bouche de Jean-Pierre, elle a aussi été monteuse et productrice pour Gaspar Noé.)

L’innocence, de jeune fille, c’est n’être corps, et que corps, ne pas y penser, ne même pas le savoir, et s’en trouver très bien, s’aimer, se voir belle, etc.

Une réduction spirituelle, de l’être, reposant sur une domination, des carcans spatiaux, comportementaux, cognitifs, donc par un certain espace, de certains comportements et de certains processus cognitifs.

Un dressage dans toute sa splendeur. Mais le dressage, ceci dit contre Nietzsche, ne produit que des animaux. Si beaux et si perfectionnés soient-ils, ce ne sont que des animaux : que des corps, que des corps pour les autres (et même un écrivain, par exemple, ne se limite-t-il pas à ses écrits ?).

La jeune fille, en ce sens, est l’homme dressé par excellence.

[Alice va voir de l’autre côté du miroir ; là-bas, où se trouve les hommes, de l’autre côté du mur des lamentations où elles déposent des portraits de Dieu ou de Jésus, là-bas, ce n’est encore que le bois, et l’on entend des chiens aboyer et des chasseurs qui tirent.]

[L’inexistence de toute excitation et de tout excitant ; corps fermé, un filet de sang s’écoule. Rêves et ennuis.]

La jeune fille subit les regards, les attentions. Elle n’est que corps (qu’en bien même apprendrait-elle d’autres choses, que cela changerait-il ?), mais à la perfection. Déesses et servantes, c’est un peu la même chose, elles finiront de toute façon dans l’oubli dès leur mort survenue. Ne pouvant entre temps que rêver de briller, et parfois des génies…

Monde totalitaire, asile, et des corps voués à la mort. Nullité de l’ensemble, quel que soit le degré de perfectionnement du dispositif (il n’y en a pas d’autre, selon Nietzsche, il faut veiller à son herméticité et à sa perfection). (Le théâtre où elles se produisent : là où elle sont vendues à un mari ? — dans la tradition catholique, comme dans les autres, ce n’est pas la virginité qui comptait, mais bien l’innocence ; quand elles la perdent, même si ce n’est qu’une curiosité, lorsqu’elles cessent de voir le monde limité au petit endroit où elles sont recluses, lorsqu’elles convertissent leur ennui et leurs rêveries par des signes réels voire même par des actions, elles sont vouées à la mort, elles sont déjà mortes.)

Quand elles perdent leur innocence, que peuvent-elles bien devenir ? (la veille de son départ, Bianca découvre sa sensualité.) Après leur sortie, je veux dire.

C’est ce dont Sade a tracé le revers dans ses 120 journées, le revers mais sans en sortir. Un siècle plus tard ils pensaient encore ne pas pouvoir en sortir. (Mais ça n’a pas changé.)

Pour la fin, je penche pour une maison close… Mais j’ai peut-être l’esprit encore trop « tordu ». Ou une école de danse. — On ne sait pas trop ; d’autres dispositifs asilaires, on suppose, tant elles sont sur la voie de l’innocence, à se demander ce qui pourrait les en faire dévier. Entre deux cercueils, entre deux immersions aquatiques.

Le jeu pour lequel elles sont préparées, et dont elles doivent rester innocentes (non, personne ne pense à Star Académie ! mais s’il n’y avait que ça…), occupe le centre de la société (on remarquera le théâtre…), dans les coulisses tous ceux qui ne sont pas innocents. Il y a même des gens qui se forcement à le rester, innocents, dans tel ou tel dispositif, même parfois seulement en rêves/cauchemars. Rester innocents, garder l’espoir d’être une ‘‘star’’, être fondamentalement « athée »… Je suppose que la Théorie de la Jeune Fille, que je ne connais pas trop, est déjà passée par là…

Mais il n’y a pas à choisir entre l’innocence et la pénitence ou la damnation. Juste sortir de ce que certains appelaient le spectacle.


lundi, janvier 29, 2007

L'espace public (Internet)

Le net n’est jamais qu’une extension de la rue, de l’espace citadin (le ‘‘centre-ville’’ : là où il y a et se passes des choses). Les questions qu’il pose n’en sont pas vraiment différentes, et les deux pourraient être policées de la même manière, déjà qu’ils sont formés de manière semblable, l’espace du web trouvant sa genèse dans celui de la rue.

Une rue éclatée, certes, mais cela ne change rien à l’affaire. Eclatée, ou plutôt retournée, comme on le dit d’un gant. Un blog, par exemple (les skyblogs, surtout), si ce n’est pas un journal intime (objectivation de la subjectivité prêtée à l’acteur), n’est pas non plus un endroit où l’on parle de soi et voit si cela plaît ou intéresse les autres avant de le continuer, le modifier en fonction ou de le supprimer (subjectivité de l’acteur), mais plutôt l’acteur retourné (objectivation de sa subjectivité). Les maisons de la presses et les librairies sont retournées : on lit les revues, les journaux et les livres sur internet. Les magasins également : on peut tout acheter sur internet. Les administrations elles-mêmes sont retournées : beaucoup de démarches peuvent se faire par internet.

Ainsi, ce qui était dedans devient dehors, comme l’architecture de Beaubourg. L’évolution de ce bâtiment, d’ailleurs, est intéressante, à ce qu’en dit Baudrillard. Au départ, il était question de laisser un immense vide, modelable à loisir. Et puis, bientôt, des cloisons ont été posées, compartimentant cet espace. On compartimente, et puis encore on met des barrières, réelles ou ‘‘symboliques’’ (si payer est symbolique), et finalement un vieux schéma est reconduit sur l’utopie première (parce que ça devient rétrospectivement une utopie, alors que, précisément, le lieu, là, on l’avait… comme si le lieu public par excellence ne pouvait jamais advenir, ne pouvait que rester de l’ordre de l’utopie, le lieu qui jamais ne s’actualisera). On remarque cela très clairement chez les idéalistes du net, les pionniers libertaires. Donc, il y a, à l’intérieur de ce qui est retourné, des habitudes reconduites.

Il y a encore autre chose. Ce qui est fermé dans la rue est ouvert, retourné sur le net. Mais l’image n’est pas complète si l’on se représente simplement des boyaux hors du corps. La présentation ne change pas, ce qui était intérieur se présente sous le même modèle que ce qui, dans la rue, n’était pas retourné.

Ces trois éléments font du net un espace ni plus ni moins vivable que la rue. Il manque de l’air, peut-être, dans cette espèce d’expressionnisme à outrance. C’est à la fois mieux et pire que la rue, mais, fondamentalement, ça n’en est pas très différent.

On peut en faire, des thèses, sur la « réappropriation de l’espace du net »… On peut souhaiter que cet espace ne soit pas trop dictatorial, de la même manière que la rue est souvent insupportable ; cela peut tenir à son architecture (là prennent place notamment les grands groupes qui achètent tout l’espace et le forment à leur guise), cela tient surtout au rapport de chacun à tous et à chacun. Le point le plus intéressant, cependant, est peut-être celui-ci que lorsque seul le dehors comptait (on se rappelle, dans les années 60, ceux qui parlaient de « l’apparence », opposée à « l’être », à l’intérieur, à l’époque où la rue était le lieu par excellence, de contestation comme de pouvoir, et comme lieu tout simplement), on pouvait toujours se réfugier dans le dedans, penser qu’il était différent du dehors, chercher à le mettre en avant, dehors, à la manière expressionniste. C’est chose faite, mais cyniquement, pour ainsi dire, puisque ce que nous appelions jadis les masques, ce rapport n’a pas changé. Chacun peut librement continuer d’opposer « l’être » et « l’apparence » et afficher son véritable moi sur Internet, rien ne s’oppose à ceci, bien au contraire. Chacun peut donc bien croire à la non préformation de son intérieur, comme auparavant chacun se regardant dans la glace se reconnaissait, remarquant la différence dans la répétition, au contraire d’un regard étranger : seul celui qui connaît remarque cette particularité d’un visage (par ailleurs, les portraits naïfs d’inconnus ne nous forcent pas à connaître ces visages, bien au contraire).

On peut donc se demander où se réfugier si notre intérieur se retrouve dehors, sur la place publique (comme elle paraît vieille, très vieille, cette expression, un véritable symbole, l’un des lieux communs européens selon les éditions Autrement). Lorsque le ‘‘bourgeois’’ sortait en ville, au siècle d’avant le dernier, il s’habillait en fonction, se tenait en fonction, c’était un lieu de commerce mais surtout de rencontres, bien loin de nos habitudes et de nos conceptions, même si cela est totalement entré dans nos mœurs au point que nous n’y pensions plus ; cet espace social était garanti et s’assortissait d’une multitude d’arrière-cours : la maison (le foyer), l’arrière-boutique, etc., qui ont aujourd’hui disparues de nos représentations (l’arrière-boutique était au cœur de la rumeur d’Orléans, en 1968, mais cela est passé).

Par ailleurs, on peut se demander aussi si cette transformation de la rue au net vaut comme modèle, si les remarques que l’on peut faire à ce sujet sont valables comme lois du développement de l’espace public. Si tel était le cas, il y aurait un processus d’explicitation (qui se trouve au cœur de la modernité, nous raconte Sloterdijk dans sa Critique de la raison cynique), touchant tous les objets, c'est-à-dire tous les lieux, tous les contenants, de l’espace public : magasins, êtres, administrations, principalement. Plus ce processus va son chemin, plus l’espace public est grand. On peut se demander jusqu’où cela peut-il aller. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien ‘‘dedans’’ ? Mais déjà nous peinons à nous trouver un intérieur, alors que, regardant de loin nos ancêtres, nous avons l’impression qu’ils étaient dotés d’un intérieur si grand qu’ils ne pouvaient en connaître qu’une infime partie. Tout ce qui relève du spiritisme, du chamanisme, se ‘‘démocratisera’’ d’ailleurs sans doute dans les décennies à venir ; parce que pour l’instant, non seulement nous avons cette impression concernant nos ancêtres, mais en plus nous avons le sentiment que beaucoup de choses se sont perdues entre temps.

L’essentiel concernant l’espace public à dire semble être que celui-ci vise à déposséder chacun pour doter tout le monde de ces attributs collectifs : là le masque, ici l’intérieur, rationalisés et distribués à tous. C’est un processus humaniste qui trouve sa contrepartie dans le risque ou la peur d’un « parc humain » comme disait Sloterdijk. C'est-à-dire que celui-ci est perçu comme à venir, alors qu’il est là depuis le début, depuis lors que les humains se sont mis en tête de construire eux-mêmes, pour tous, un espace commun (ce que d’aucuns, pour aller jusque-là, nomment « société »), comme si celui-ci ne pouvait être autre chose qu’un parc, comme si la fuite, pour reprendre les termes de Laborit ou de Deleuze, ne pouvait jamais être qu’individuelle ou le fait de peu, en tous les cas pas comme une œuvre à destination du collectif le plus large possible, et donc, en ce sens, « asociale », « non humaniste » (certains disent « anti », mais c’est peut-être pour fondre en une deux traditions divergentes ?).

A chaque dispositif correspond un « être ». A ce niveau opère sans nul doute un profond relativisme. Un magasin de chaussures, n’est pas pareil il y a cent ans et aujourd’hui ; peut-être formellement rien n’a changé, peut-être, mais lorsque les acteurs parlent du magasin de chaussure qu’ils connaissent, ce n’est pas le même ; il en va de même des humains. C’est sur ce verbe être que s’articule la continuité, quand bien même tout change. Un magasin de chaussures ne remue peut-être pas les émotions, les colères et les révoltes, mais lorsqu’il s’agit de soi, cela commence à toucher. En se définissant (même seulement pour lui-même), dans le « je suis cela » autant le « cela » que le « suis », l’être humain définit son lien à l’espace public qu’il fréquente, lien souvent de conformation, d’autres fois de réaction, parfois encore de ‘‘jeu’’ (de séduction, de feinte, etc.).


Actuellement, n’importe qui inonde le net de ses créations, consisteraient-elles seulement à tenir une caméra à l’anniversaire du petit ou lorsque celui-ci fait preuve de création (ainsi, sur YouTube, le « premier concert » d’un gamin au violoncelle au fond de sa piscine vide). La création, ça c’est intérieur, les récits autocentrés de ces dernières années en ont été le signe sur le plan littéraire. On peut se demander si la différence passe encore entre les créations qui ne montrent que leur créateur et celles qui sont ‘‘universelles’’, parce qu’elles seraient d’abord de la poésie, de la peinture ou de la musique, ou encore que n’importe qui peut se reconnaître en elles ou les appréhender comme des objets en soi, des machines célibataires, ou si la différence désormais au-delà de la création. Pour cela, il faudra sans doute d’abord répondre à la question : que suis-je, si je ne suis pas mon « intérieur » (appauvri) que je peux du reste aisément retourner et mettre en ligne sans que cela ne me pose pas plus de problème que cela ? Cet intérieur, découvert tout au long de la modernité (et ce n’est pas seulement la conscience, cela va bien plus loin — chez moi cela reste conscience, l’intérieur appauvri par excellence), on peut se demander si les apports possibles du spiritisme, du chamanisme, tiennent encore à lui, ou si c’est déjà autre chose. Aussi, on ne voit pas trop, a priori, où ailleurs se réfugier, pour ne pas trop aisément se faire dévorer par le Léviathan, duquel nous avons appris à nous méfier (tant que cela ?).

Il n’y a pas à se « réfugier », car cela tient à l’intérieur, celui-ci qui est retourné est mis en exergue… Le thème du refuge est donc un vieux thème, déjà. Il n’y a pas d’intérieur où se réfugier.

Et de la même manière, la question de Belin (de la médiation) du dehors et de dedans n’est plus d’actualité. Cette question, cependant, pour une sociologie « réaliste », est celle qui correspond au temps d’Internet, de la même manière que le jeu des masques ou les rites d’interactions correspondaient au temps de la rue.

Ce n’est pas qu’il n’y a plus rien dedans, de la même manière que nous sommes encore des masques. Mais justement : nous sommes des masques alors que nos ancêtres, dont nous disons qu’ils étaient des masques, ne se percevaient pas ainsi, ni eux-mêmes, ni entre eux. Nous avons intégré le masque comme masque, et notre naïveté se porte sur l’intérieur, le dedans. Le visage de l’autre n’est guère plus qu’un visage, et nous ne nous en formalisons pas. Il est pour nous fini et ne contient pas grand-chose. Il va en aller de même de l’intérieur.

Ce n’est pas exactement ce que dit Belin lorsqu’il se penche sur la médiation plutôt que sur le dedans ou le dehors, car il laisse de côté l’intérieur, il le préserve. La manière d’être des ‘‘cadres dynamiques’’ est plus proche de cette réification à peu près nulle de l’intérieur, si ce n’est qu’elle est effectivement pauvre chez eux, mais néanmoins ils se tiennent à l’endroit des médiations ; seulement, ces braves gens, aucun visage ne peut les fasciner, et aucun intérieur non plus, alors que les visages, pour nuls qu’ils soient, nous fascinent toujours (ils ne font plus que ça, d’ailleurs, et il en va de même de l’intérieur) ; ces braves gens ne se posent pas la question de ce qu’ils sont.

Notre façade est réifiée, notre intérieur se trouve sur le pallier. Que nous reste-t-il qui nous appartienne encore ? Quelle chose, j’entends, car l’action, la capacité de symboliser, le pouvoir de jouer, c’est encore autre chose. Mais se rechercher des choses, ainsi, justement, c’est frayer les chemins à la dépossession, car ce sont ces notions de chose et de possession qui posent problème. Etre ce que l’on a, voilà une bien vieille figure de style. On pourrait très admettre que mon visage ne m’appartient pas (quand je dis qu’il est un masque, déjà il est dépossédé, alors…), comme mon intérieur, comme tout ce que j’ai : il y a telle ou telle chose, mais elle ne m’appartient pas. Mon être n’est donc pas lié à elle. La notion d’être elle-même, au fond, pose problème, car elle indique un repos, un état, une conservation : l’être est ce qui en retrait se conserve en lui-même ; il a peut-être une action, une interaction ou tout autre rapport avec autrui et avec le monde, mais au fond, il peut très bien rester dans son quant à lui. Or, les thèmes de la fuite, de l’action, du jeu, entre autres, se défont d’une telle conception de sédentaire autarcique. Ce n’est pas qu’il ne faut pas être, c’est qu’il faut l’oublier. On dira qu’on a toujours un nom, n’est-ce pas — à oublier aussi (nul besoin de multiplier les noms sur notre corps). Oublier l’avoir, oublier l’être. Il faut être en mouvement sans le vouloir, sans avoir à nous y forcer, que les choses viennent vers nous. Etre sans cesse sur le départ, le pur départ, écho de la mobilisation dont parlait Jünger.

On ne pourra pas trouver, peut-être, de nouvel être (le troisième et les dimensions parallèles, par exemple, sont-elles autre chose, ou déjà ce que l’on connaît perfectionné ?), avant d’être passé à travers ces nécessités. Car les lieux de notre tenue sont maintenant dévastés, nous n’avons pas le choix, il faut fuir.

Nous avons fermé notre visage, il est devenu masque. Nous devons fermer notre intérieur aussi. Fermer tout ce qui appartient à l’être, tout fermer, fermer boutique et nous mettre en absence. (Ou alors tout ouvrir qu’il n’y ait plus rien à saisir, peut-être un principe plus profond nous fera triompher ?) Cesser de jouer le jeu imposé, en tous les cas.

dimanche, janvier 28, 2007

Le jeu (et en-deça et au-delà)

Sur tchatche.com, une fille de 18 ans, DarkAngele, de l’Ain, se présente ainsi : Présentation :
Comment peut-on se sentir si seule..alors que nous sommes si entouré..?Comment peut-on tout avoir et trouver le moyen d'être malheureux..? Com ment peut on etre si ingrat envers la vie elle même???...ca merite reflexion avouez !!

Dialogue (je n’ai pas honte, mon propos est ailleurs) :

tendregarcon: coucou ! fais pas cette tête !

DarkAngele: quelle tete?

tendregarcon: "seule"... "malheureuse"... tant que ça ?

DarkAngele : relis deux trois fois, ton cervo passera peut etre a laction et captera le VRAI msg ok?

(Je précise que ce pseudo n’est pas « mon » pseudo, mais un pseudo parmi tant d’autres… ; mon entrée en matière s’efforce elle de ressembler à celle des autres — la reliance, selon Maffesoli, se fonde sur l’imitation, mais là, elle est bien difficile, puisque l’on n’a pas de modèle sous la main, donc, peut-être, soit on imite bien, soit on entre dans le rôle du ‘‘créateur de mode’’, ce que je ne saurais pas faire.)

Tout de même, c’est bien alambiqué pour juste un coup de pine, non ?

Et puis, c’est assez angoissant, cette totale absence de naïveté, de pudeur, de gentillesse, de sentiments. Un espace paranoïaque de triage selon son désir, à l’orée de l’action.

Faire lien, c’est pas facile du tout ! J’ai été habitué à plus simple. Mais cette urgence du destin à s’emparer des êtres !

Je finis par répondre : tendregarcon: non, mon cerveau est lent, il est d'ailleurs connu pour ça. qu'est-ce que tu veux faire?...

Le charisme, la brillance de la star, il n’y a que ça, on dirait, aussi, à défaut de savoir faire lien. Sans l’un ni l’autre, on est totalement perdu, raus, ça vaudrait bien une chambre à gaz. Oui, je crois qu’il n’y a que des gens sur ce site que je détesterais en temps normal. Justement, me dis-je, justement. Surtout quand on a l’utopie de (pouvoir) faire lien avec tout le monde (concrètement : avec personne). C’est désespérant.

Saloperie de reliance, modèle adolescent érigé à l’universel. Quelle horreur. Si ce ne sont que les ados, à la limite, mais déjà c’est pénible à supporter. Mais c’est que tout le monde semble ainsi.

Tout plutôt qu’être « raté » et « con ». La peur de ces termes, distribués à tire-larigot (je sais de quoi je parle)… Cette peur mêlée à l’espoir, à la possibilité, que soi aussi, on pourrait réussir… Enfin là elle ne veut probablement qu’un plan cul (je n’ai toujours pas compris sa présentation).

Du cul, du cul, du cul. Marre du cul ! Quel est ce désert total enfin, désert de quoi est-il ?

L’envie de règles bien établies, explicites, l’envie de soumission collective, je ne peux pas la voir autrement que comme un monde particulier (l’angoisse des autres mondes, surtout ‘‘supérieurs’’…), ou comme une incapacité à comprendre les règles implicites, et donc le jeu qui se joue.

Ce n’est probablement pas mon domaine. Non, pas mon domaine du tout. Quand c’est le sexe seul qui régit les relations humaines…

On n’est pas loin du portrait, là. On n’en jamais été aussi proche, pour tout dire. Comment envisager l’autre ? Comment le voir ? Moi je veux bien le portrait naïf, genre presque le même cadre pour tous, régime diurne de la morale et de la politique affichée, politique propagande, tous morts, mais si vivants cela signifie aucun lien entre les humains sinon ceux des affinités électives exclusives, et selon des pulsions et des désirs en plus…

J’essaye de m’imaginer ces gens devant leur clavier et je n’y arrive pas. Ni une image générale que je pourrais plaquer sur tous, ni un ensemble d’images. Je ne suppose qu’il n’y a pas ‘‘de tout’’. Autant un blog ça ne montre qu’une facette de quelqu’un, autant là, c’est moins encore, mais d’une facette qu’on ne peut pas ne pas prendre en compte.

Je veux bien être naïf, con, et tout ce que vous voulez, mais il y a dans l’affaire à la fois trop de lumière et trop d’ombres. Je suppose que chacun a son point de vue sur la chose, ceux qui connaissent comme ceux qui ne connaissent pas. C’est peut-être une règle du truc, d’ailleurs, je me le demande : quand il y a à la fois trop de lumière et trop d’ombres : plus c’est ambiguë et plus chacun a son idée, chacun croit savoir, et peut-être même dans certains cas contre tout le monde. Peut-être. C’est naïf et con de vouloir y voir clair. L’essentiel est de paraître initié, n’est-ce pas, et c’est l’image que donnerait chacun en prétendant savoir de quoi il en retourne. Celui qui est au-dessus de tout ça, initié et pouvant porter la lumière devient l’idole du groupe si disparate soit-il.

Cela me rend triste. Il pourrait en aller autrement. Je pourrais dire : on ne peut pas suivre tous les chemins, si l’on n’en maîtrise pas certains, il y en a forcément d’autres que l’on maîtrise, dans lesquels on est censé se cantonner. Mais c’est que là est mise en doute sérieusement ma capacité à aborder les filles, et déjà à comprendre ce qu’elles disent… alors après pour seulement entrer dans le jeu… De grosses difficultés à comprendre leurs désirs, à comprendre ce qu’elles veulent… Sensation qu’elles coupent les bites à tout va jusqu'à celle qui résiste et finit par les battre. Comme si chez elles la bite était quasiment absente ou alors il n’y avait que ça, mais c’est peut-être moi, mais c’est que le symbole est fort.

Et puis jouer, toujours jouer. C’est un paradigme séduisant sous certains jours, mais sous d’autres, il apparaît comme le conformisme le moins original, dès lors que ce n’est pas pour rire, que le jeu a un enjeu, que ça devient réel, que ça devient un jeu de fous.

Aucun rapport réel dans ce monde, c’en est désespérant. Ça paraît facile et évident, quand on est petit, mais je ne sais pas pourquoi, et puis après ils tous fous et veulent qu’on le soit aussi. D’ailleurs c’est bien ce que tout le monde demande, de perdre la tête. Et moi, bêtement : « ne surtout pas perdre la tête ». Rapports de domination en veux-tu en voilà, rapports de jeu avec enjeu. Ils rient, vaguement ils rient, parce qu’il le faut, ou au moins le sourire, le rire, le sourire, ou même un ricanement, à la dernière limite, mais au fond, pas très loin, c’est très sérieux, extrêmement sérieux. Ils protègent ce qu’ils jugent être très sérieux, de la plus grande importance, eux-mêmes, la réalisation de soi, y arriver là-bas, et est sérieux, très sérieux, le jeu qui y mène. Qui ne comprend pas cela, qui ne joue pas le jeu comme quelque chose de très sérieux ne peut être vu que comme un étranger, un intrus, un être absurde, amusant peut-être, mais absurde, avec qui, c’est sûr, on n’entretiendra aucun rapport, un raté évidemment, le fou du village par exemple. Qui ne comprend pas le jeu, qui ne le joue pas, en oubliant qu’il le joue, évidemment, en oubliant que c’est un jeu, car il faut l’oublier pour éprouver les affects nécessaires, est un con, un naïf, un raté.

Comment on entre dans le jeu ? Les joueurs ne sont pas égaux, même si, innocent, débutant, on voit bien qu’il n’y a que des humains, mais justement, c’est parce qu’on est innocent, débutant, l’écho nous dit-il, au besoin on nous fera peur, on se fera peur, pour bien comprendre qu’il existe une hiérarchie ordonnée par le jeu. Alors on ne peut pas entrer comme ça, comme une fleur, égal parmi les égaux, connaissant toutes les techniques. Parce que si on les connaît, il faut le cacher, il faut éprouver les affects correspondant, il ne faut pas penser que l’on joue un jeu, ce degré d’intelligence étant très handicapant (mais c’est peut-être que notre jeu ‘‘naturel’’, le plus approprié à notre personne se trouve tout autre part — mais c’est justement ce défi au « destin », à la « nature », qui est intéressant : quelle déprime d’être à sa place quand on ne l’a pas choisie !) ; regardez les « génies ». On entre dans le jeu en percevant d’abord la hiérarchie et les places, en comprenant comment tout cela est agencé. Il y a comme des niveaux, des étapes auxquelles on peut prétendre, il y a toute une progression à travers laquelle on apprend et qui demande un peu de temps ; on peut apprendre vite, mais il faut néanmoins apprendre ; notre sens du jeu peut nous attirer des amis plus haut placés qui vont nous guider, et dont éventuellement on se débarrassera si et quand on les aura dépassés, mais que eux nous prennent sous leur aile signifie que nous les dépasserons.

Il y a des jeux partout, c’est désespérant. Il y a de quoi rire, mais le rire montre le mauvais élève, qui est puni sur le champ. La comédie fait rire plus facilement, mais n’est-ce pas parce que celui qui voit de la comédie fait déjà partie du jeu, et que son rire au final ne dévoile rien, ne montre pas qu’il a compris ? Il y a du jeu quand il y a comédie, mais c’est celui qui est étranger au jeu qui le voit tel. Il y a sans doute des fois (toutes les fois ?) où tous les joueurs voient du jeu, donc qu’ils ne communiquent pas un seul instant, cette illusion même les empêchant de rire ensemble, même si l’un la soulevait. Et puis, bien sûr, ce ne sont pas les joueurs qui pourront approuver le dévoilement de leur jeu, la ‘‘mauvaise foi’’, l’‘‘hypocrisie’’, étant de règle, on le comprend bien. Il n’y a pas de spectateurs dans le jeu, aucun. Si on ne rentre pas dedans, c’est que notre jeu est ailleurs, ouste, dégage. Un jeu est livré à ses joueurs, qui font leur petit jeu entre eux, personne ne peut venir y toucher (la loi civile, oui, c’est possible, éventuellement, comme ceux qui créent, qui produisent le jeu, sa loi et ses règles, ou seulement le dispositif dans lequel il se déroule). Pour porter un regard sur le jeu, cependant, il faut être joueur, mais les joueurs ne veulent pas en parler.

C’est plus simple quand on dit : de telle heure à telle heure je suis ceci (par exemple apprenti sociologue) et de telle heure à telle heure je suis cela (moi-même, si l’on veut, en tous les cas un banal acteur). Division de soi selon les fonctions, selon les rôles, qui pose le problème des ‘‘doubles jeux’’, si l’une des divisions ne corrobore pas par ses dires ce que l’autre connaît par son vécu, et d’autres questions encore si l’objet de ce dire n’a rien à voir avec l’objet de ce vécu, bref : où se trouve l’unité ? Celle du sage est évidente, stupide, peut-être, mais évidente, et c’est pour cela que tout l’admire, ou du moins le respecte (en le maudissant après l’avoir écouté, bien souvent, et bien sûr sans penser une seconde qu’il puisse être autre chose que (cette figure de) sage, qu’unité). Par la division, pas de prise de tête. On peut même parler de ce que d’autres vivent, si c’est un jeu qui est à peu près semblable, car les joueurs ne parlent qu’à des initiés (mais ne lâchent des informations qu’à de parfaits étrangers).

Ce n’est pas tant la division elle-même qui ne va pas, chez moi, ou bien sûr que si, mais avant même la division : que les choses soient claires, que les buts, les temps et les méthodes soient clairement définis, par moi et pour moi. Mes blogs en sont un reflet, de ce flou errant. Vues ainsi, les choses sont simples et il n’y a plus qu’à me mettre à clarifier. Mais non. Parce que l’errance n’est pas un vide, parce qu’au cours de l’errance on nourrit des vues et des rêves qui ne peuvent que modifier les vues du troupeau resté dans l’enclôt, et (re)devenir un mouton comme les autres c’est nous mutiler, ce qui ne poserait de problème à personne, soit pour une autre image c’est être placé tout au bas de l’échelle, et là déjà nous tiquons plus (parce qu’être mutilé, à la limite, c’est tellement compréhensible socialement, il y a tout le fatalisme populaire derrière… alors qu’être placé au bas de l’échelle, là déjà le parfum de la révolte flotte dans l’air). Des vues et des rêves naissent au cours de l’errance, et l’on a oublié leur origine, on se demande s’ils ne sont pas nés avant même que l’errance ne commence, on se demande si ce n’est pas là notre destin, allez savoir. En particulier, chose toute bête, faire passer le vécu dans le discours, et faire passer le discours dans le vécu, les deux étant unis ; ce que fait bien Maffesoli, par exemple, avec tous les (à peine) faux-semblant qui sont les siens, parce qu’il doit se comporter ainsi, encore. Le « dire », c’est de pouvoir dire quelque chose sur tous ; le « vécu », c’est de vivre normalement parmi tous, parmi chacun ou n’importe qui plutôt ; mais le problème des normes du discours d’un côté (on peut toujours prêcher dans le désert…), le problème des jeux de l’autre (et l’on peut toujours, à partir d’une position d’acteur unique, une position inconsciente, inexplicite, porter un regard et un discours sur tous et n’importe qui). Réunir ces deux dimensions, voilà qui semble à première vue aisé, mais, lorsque l’on regarde les choses d’un peu plus près, rien ne semble plus difficile. Ce qui peut être vu comme un début d’explicitation de ces célèbres phrases de Heidegger : « Qu’y a-t-il de plus facile, apparemment, que de laisser un étant être précisément ce qu’il est ? Ou bien cette tâche nous conduirait-elle devant ce qui est le plus difficile ? Aussi un tel dessein de laisser être l’étant comme il est, représente le contraire de cette indifférence qui tourne simplement le dos à l’étant. Nous devons nous tourner vers l’étant, à son propos nous souvenir de son être ; mais de la sorte, nous devons le laisser reposer en lui-même, dans son essentiel déploiement » — jolie phrase pour un philosophe, mais pour un sociologue ? et pour un acteur quelconque ? qui eux ne sont, ne peuvent pas être, dans des mesures différentes, de lointains spectateurs résolvant cette infinie distance dans le verbe, si précis et si lucide soit-il (mais Heidegger, entre autres, n’est-il pas particulièrement lucide et précis à l’endroit très distant où il parle seulement, dans ce silence et ce désert où il peut construire son ‘‘monde’’, son miroir, sa musique ?).

Au final, pour abréger, comme nous le demandent Deleuze et certains ethnologues : quel est notre délire, quelle est notre cristallisation culturelle, en termes de choses très matérielles ou en termes de symbolisation ? Il faut prendre tous les éléments en compte, mais il faut aussi trouver une place et aussi gagner notre vie. Le malheur de beaucoup vient sans doute de cela que les meilleures cristallisation culturelles qui seraient les leurs (sans compter que l’on intègre sans cesse de nouveaux éléments, sauf pour ceux qui ont trop peur de perdre leur place et de déséquilibrer cette cristallisation, peur augmentant, semble-t-il, avec l’âge) ne trouvent pas de place de sociale et de place sociale viable ; on peut supposer que ce malheur s’étend et s’étendra encore, ou du moins qu’il ne sera jamais réductible à zéro, puisque les éléments connus (cela est pour nous très naïf, quand on les connaît, c’est plus tard que leur connaissance apparaît décisive) peuvent être extrêmement variés et nous entraîner bien loin de toute place sociale promise, à moins, bien sûr, de faire en sorte, en se ‘‘protégeant’’, en adoptant une ‘‘bonne ligne de conduite’’, de se rendre conforme à cette place promise (mais ne sont-ce pas les vies les plus fades qui soient, qu’elle que soit la place promise ?).

dimanche, janvier 21, 2007

La représentation : du Kama-Sutra, des visages, et des conventions

Ce qui me fascine dans le Kama-Sutra : dans les images du Kama-Sutra (des peintures indiennes ; il s’agit d’un ensemble de 92 images, dont la moitié n’est pas à ‘‘contenu sexuellement explicite’’, et parmi l’autre moitié, il y a beaucoup de doubles et de triples, et il n’y a pas plus de cinq ou six positions différentes : il ne s’agit donc pas exactement de représentations spectaculaires comme c’est en général le cas lorsqu’il s’agit de Kama-Sutra), c’est la tranquillité : le temps éternel et l’absence de jouissance.

On peut considérer que ceux-ci appartiennent précisément en propre à la représentation, et dans ce propos on peut aller jusqu’à montrer que c’est un certain manière de représenter, autant artistique que culturel. Peut-être, mais on s’en moque. On s’en moque parce que la représentation, c’est quelqu’un qui la regarde, et il faut un peu cesser notre rapport froid aux images, comme tous ces gens, de drôles d’idolâtres, qui ne font que regarder des images et les regardent toutes de la même manière, avec un regard « scientifique ».

Les images « porno » et « érotiques » peuvent ainsi être comprises comme le modèle même de l’image ; à une autre époque on aurait pris comme modèle les images de Dieu, mais bon, Dieu, maintenant, déjà qu’on même prononcer son nom… ; parce que l’on ne peut pas rester insensible devant de telles images, sur le plan de la sensibilité ou sur celui de notre imagination — et, en cas d’insensibilité, prenez donc des images qui ‘‘vous touchent’’…

C’est parce qu’elles nous touchent, les images, qu’on peut parler de ce qu’elles représentent comme si c’était « vrai ». Mais qu’est-ce qui est vrai ? Ce qui est représenté ? Mais ce qui est représenté, c’est de l’image, par du réel ! Ce qui est vrai, c’est le regard que l’on porte sur elles, c’est comment elles nous touchent, c’est l’imagination dans laquelle nous sommes pris, c’est, au-delà de tout cela, les changements introduits en nous, la nouvelle réalité à laquelle nous sommes introduits, le nouvel habitus qui alors le notre, et l’on peut aller jusqu’aux actions qui seront ensuite les nôtres : manières de sentir, d’être, de penser, de se comporter : notre culture — mais que peut être la culture d’êtres qui sont censés pouvoir voir toutes les images, presque indifféremment : s’agit-il d’être mêmement insensible à toutes ? d’être touché par toutes (serait-ce supportable ? serait-ce possible ? quelle culture en résulterait ?) ? d’opérer un clivage au sein de nous-mêmes entre une part ‘‘scientifique’’ et une part ‘‘sensible’’ (mais alors pourquoi deux discours très différents, l’un officiel et l’autre officieux, sur le même objet ?) ?

Actuellement deux campagnes de pub ravagent nos abribus : l’une montrant de plain-pied des cancéreux guéris, l’autre montrant des visages plein cadre de séropositifs (cela nous est dit, déjà il faut avoir confiance, à la fois dans cette catégorie, « séropositifs », c'est-à-dire ne pas avoir de doute sur le fait que c’est une catégorie (comme « noir », « brun », « argentin », etc. ; sans même parler du rôle de ces catégories pour définir « l’identité »), et à la fois dans la qualification du visage, de la personne, comme séropositives, car après tout, étant anonymes, ils auraient aussi bien pu mitrailler (oui, photographier veut dire tuer, à la base) n’importe qui, voire même un chimpanzé, un koala, une chenille, une pipe, un nuage, un mot). C’est cette dernière qui m’intéresse le plus.

Déjà le visage est censé représenter la personne. Ensuite l’image (du visage) de la personne est censée représenter la personne (enfin, ‘‘personne’’ (vient de l’étrusque, désignait les masques des comédiens au théâtre) !…). Enfin, à tout le moins, il est écrit sur l’affiche, de mémoire : « bravo, vous faites partie des rares personnes à ne pas avoir peur d’approcher un séropositif » ; il y a ici cela d’intéressant : on est touché par l’image réelle d’un séropositif (et bien image, quand bien même il serait là en chair et en os !), mais l’image d’un visage ne nous touche pas : elle nous intrigue, au point que nous nous approchons. Cette campagne est un peu plus fine que je ne l’avais d’abord pensé, mais elle répond à toute image de publicité : plutôt que de produire une image comme le ferait une œuvre d’art, elle est dans le registre de la communication, et donc manipule et joue (c'est-à-dire n’en sort pas) notre rapport à l’image, celui qu’imagine les publicitaires ; cela signifie que l’on peut se poser la question suivante : est-ce que le schéma ‘‘catégorie d’identité X’’ fixe un être comme étant une image de X (comme certains disent : « c’est un noir », « c’est une lesbienne », etc. : stigmatisation), qui est ici manipulé, est reconduit, ou bien est-ce qu’il est transgressé, est-ce qu’il est fait appel à lui, pour, passant par l’image du visage comme image intrigante, montrer que la stigmatisation est une bêtise ? On peut se poser la question ; cependant, le texte écrit en tout petit laisse penser qu’il ne s’agit pas de transgression, mais cela, à vrai dire, appartient à la réception : satisfaction du regardeur félicité, qui se dit qu’il a approché « un séropositif », c'est-à-dire qu’on ne sort pas de la stigmatisation, ou au contraire son interrogation, « un séropositif c’est un visage comme les autres ». Autrement dit, toute image de communication repose en grande partie sur la réception, qu’elle ne contrôle pas ; d’une certaine manière, plutôt que d’analyser ces images suivant de manière univalente, il faudrait bien plutôt recenser toutes les interprétations auxquelles elle peut donner lieu, même celles qui peuvent sembler a priori absurdes, et c’est aussi pourquoi les interprétations de ‘‘spécialistes’’ et de ‘‘scientifiques’’ ne sont qu’interprétations de récepteurs parmi d’autres interprétations de récepteurs (mais jusqu’à quel point ?).

Sur un autre registre, cette campagne de pub (toute communication est de la pub) — et pub pour quoi, here is the question donc, et on peut avancer que c’est le regardeur, la réception, à partir de lui, que l’on peut dire pour quoi une pub est faite (et il y a plusieurs choses, à chaque fois, qui ‘‘publicitées’’, publiquement représentées, publiquement partagées) — m’a fait me rendre compte de ceci, alors que je m’interrogeais sur mes éternels dessins de visages et laissais pour une fois de côté les mots d’Henri Michaux sur le sujet comme seule interprétation mobilisée. Sur mon petit cahier je notais : « mes dessins contres ces autres en face qui ressemblent à l’image faite d’eux. Déjà un point d’horreur ». Autrement dit, il me semble que ce qui se joue, dans la représentation d’un visage, ce n’est pas qu’on le reconnaisse comme un visage, anonyme ou non, restant sans qualité ou auquel on va accrocher un stigmate, perceptible ou notifié comme dans cette campagne de pub. Ce qui se joue, au fond, c’est que regardant des humains, on va voir leur visage de la manière représentée. C’est là le trouble introduit par la représentation « réaliste », et c’est par là que nous pouvons commencer à comprendre que notre ‘‘manière de voir les choses’’ n’est pas évidente, ni naturelle, ni objective, que notre œil n’est pas une caméra — ou peut-être plutôt il est comme une caméra, justement, c'est-à-dire qu’il vient après qu’une caméra nous ait montré comment il faut voir ! Le portrait, l’image de visage, court toujours en peinture, et fait florès en photo, sous toutes les formes et par n’importe qui ; cela nous fascine et nous intrigue ; il y a quelque chose de très profond qui se joue, dirait-on, dans cette représentation : notre rapport à l’autre, probablement, et tout ce qu’il y a derrière. Aussi une représentation « nulle », comme dirait Baudrillard, une « simulation », comme c’est le cas dans ces photos de « séropositifs », cela équivaut à ce que Stéphanie Katz appelle un « écran monoface » : tout « écran » est « biface », et, lorsqu’il est monoface, c’est tout simplement qu’il y a derrière le néant. D’où un trouble, lorsque l’on regarde ces photos de « séropositifs » : au Sida nous associons non seulement la mort, mais la mort comme celle qu’il y avait dans les camps de concentration, d’après ce qu’on nous en dit, c'est-à-dire le néant, la désolation, le vide total : et c’est bien dans cette image qu’elle se loge, plus que dans le terme même de « séropositif » : on a l’impression que cette image cache quelque chose, elle nous montre des séropositifs qui semblent « normaux », en pleine santé, et en même temps elle semble jouer le jeu de la maladie, elle semble de reproduire, reconduire (et donc de plusieurs manières) à la fois le jeu de la maladie (non, ce n’est pas stupide de dire cela) et celui de notre regard supposé sur ceux qui en sont atteints : c’est précisément à cet endroit de la représentation nulle du visage, cette simulation, cet écran monoface, ouvert tout grand sur le néant. Si l’on reporte cela sur la représentation de tout visage, sur la représentation du visage « lui-même », représentation « objective » — et dans le courant de la représentation ‘‘réaliste’’, ‘‘simulationniste’’ (je ne sais pas quel terme employer, chacun renvoyant à un courant artistique qui justement n’est jamais cela, cette sorte de représentation n’étant qu’une utopie, la pire des utopies), il s’agit bien d’objectivité, c’est la chose même qui est représentée, représenter la chose même semble aller de soi (ne reconnaît-on pas une pire dans sa représentation, malgré tous nos sens n’obéit-on pas si facilement aux conventions de représentation ?) —, on pourrait dire que les conventions de représentations à l’œuvre dans notre société, quelles qu’elles soient dans leur technique, dans leur construction, tournent toujours autour de ceci : c’est la chose même que l’on voit. Et c’est cela, au fond, cette convention on ne peut plus banale, dont n’importe qui dirait, même après des heures de discussion, fatalement, que, ben oui, nous ne pouvons pas nous en passer, c’est cette convention qui est insupportable ; convention nécessaire par le fait qu’elle doit être le « plus petit dénominateur commun » (Baudrillard) entre des gens les plus disparates qui soient (deux exemples typiques : la marque, par exemple Coca-Cola, et l’image d’un hamburger — rappelons ces deux propos du publiciste Andy Warhol qui résument tout cela, comme quoi cette horreur est la « démocratie » elle-même (Warhol que Baudrillard n’aime pas du tout…) : « What’s great about this country is that America started the tradition where the richest consumers buy essentially the same things as the poorest. You can be watching TV and see Coca-Cola, and you know that the President drinks Coke, Liz Taylor drinks Coke, and just think, you can drink Coke, too. A Coke is a Coke and no amount of money can get you a better Coke than the one the bum on the corner is drinking. All the Cokes are the same and all the Cokes are good. Liz Taylor knows it, the President knows it, the bum knows it, and you know it » et « the most beautiful thing in Tokyo is McDonald's. The most beautiful things in Stockholm is McDonald's. Peking and Moscow don't have anything beautiful yet »). Il faudrait donc plutôt chercher, plutôt que d’être des ‘‘citoyens démocrates’’ (ou républicains, là il n’y a pas de différence), tout entiers phagocytés par le domaine public (dont, d’ailleurs, l’école est malheureusement un relais encore fort puissant — sur ce point, les choses se sont inversées depuis 100 ans… c’est bien plutôt à l’école que l’on peut apprendre les ‘‘particularité’’ locales et communautaires, ce qui est commun à tous nous étant donné quotidiennement par toutes les voies de communication possibles — : en 5e, cours de français, la prof, intéressée par la sémiologie, nous a fait décrypter des publicités, sous prétexte qu’il nous fallait apprendre à les lire pour ne pas trop en être victime, comme si chacun ne pouvait avoir une réception quelconque, par forcément celle que veulent les vendeurs, comme s’il ne serait pas plus intelligent de nous apprendre à lire d’autres types de représentations, par exemple des tableaux, des icônes, ou je ne sais trop quoi d’autre, devant lesquelles, lorsque les gens du musée sont venus nous présenter des tableaux, comme chacun, autant nous que les profs que les gens du musée, vivait parmi la représentation ‘‘réaliste’’ et ne trouvait au fond rien à y redire, nous nous sommes mortellement ennuyés : pourquoi l’école ne claironnerait-elle pas bien fort et bien haut qu’il n’y a pas que les conventions sociales de représentation qui existe ? qui d’autre, aujourd’hui, pourrait nous l’apprendre ?), il faudrait plutôt chercher d’autres types de représentations, apprendre à voir avec d’autres conventions : non pas savoir ces autres conventions, mais voir avec elles.

Pour en revenir à ces images du Kama-Sutra, peut-être que la représentation, la technique de représentation, nous montre-t-elle des poses, des « positions », comme on le dit sans cesse à ce propos — étrange la ‘‘« pensée » unique’’ sur ce sujet ! Peut-être. Et alors, et quand bien même ? Que l’on lise les conventions inscrites par les artistes dans ces représentations, ou qu’on en plaque d’autres, les nôtres, ce que l’on voit avec nos habitudes, notre habitus, nos propres conventions : la question est posée, mais on s’en moque un peu. Je les regarde certes à ma manière, avec mon habitus, avec mon propre regard, avec ma connerie, et tout ce que l’on veut : je ne cherche pas à comprendre, je regarde ! Je regarde et je trouve ces images très érotiques. Je ne vois pas des poses ou positions, je ne vois pas un enseignement sportif et technique. Je vois juste un homme et une femme unis par le sexe (parfois même sans sexe), seuls au monde (alors ils le dominent) ou entourés et protégés par lui, unis dans un temps doux et éternel, dans la sérénité d’un long désir. On peut juger que ces images ne montrent pas « tout », en plus de considérer qu’elles ne sont que des « représentations », c'est-à-dire des poses, des exemples, des arrêts sur image : je m’en fous, l’objectivité n’est pas de mon ressort. Et puis il y a tellement d’interprétations possibles, que par le simple fait que tout le monde semble avoir la même, juste par contradiction, j’aime bien en voir une autre. Enfin, c’est peut-être celle que tout le monde a, n’est-ce pas. Tellement phagocyté par les conventions publiques…


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