mercredi, novembre 22, 2006

Langage et (changement des) choses

« Heidegger comprit que le langage est moins un véhicule du contenu qu’une structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière », ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses ». Tom McCarthy, idem, p. 565.

Il serait bon pour les sociologues de comprendre ceci, eux qui croient encore souvent avoir accès à du contenu à travers le langage. Si encore le langage n’était pas le seul matériau du sociologue, encore… Et s’il s’attarde aux choses, c’est son propre langage qui entre en jeu, et alors la question est : par le langage j’ai la possibilité de changer les choses, mais si je décris fidèlement, si je dépense toutes mes forces à ce que mon langage ne change justement pas les choses, ne suis-je pas en train de vouloir les conserver, purement et simplement, et rien que ceci (mais déjà tout ceci) ? Sociologue archiveur du social, de même s’il s’attache au contenu du langage.

Il est bien plus intéressant de se demander en quoi le sociologue peut changer les choses. Miroir de ce qu’il observe, il se place ainsi dans l’ouverture d’une non-parole qui ne change rien du tout, ou dans la fermeture à l’égard de ton parole, in-conscient de la structure qui la dépasse, ou plutôt structure tellement habituelle, miroir, qu’elle n’ouvre sur rien et, au milieu de cette forêt, le mieux est encore de se comporter en parfait miroir, ou enregistreur, de ce qui est dit, sans rien toucher du tout, si ce n’est la composition (ce qui est déjà beaucoup) afin de la respecter le mieux possible, comme un récit.

A partir du moment où il intervient, le sociologue est soit archiveur, soit à la recherche, dans le langage (le sien ou celui de ceux qu’il observe), d’une « structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière » ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses » ». Conserver ou changer, pure médiation ou immixtion du sociologue.

Pour couper les cheveux en quatre, la pure médiation n’est pas possible. Ou disons qu’elle n’a encore jamais été tentée. Oscar Lewis met en forme les propos des membres de la famille Sànchez, de manière à conserver la structure de leur langage et ce qu’ils disent, afin de produire un récit, de nous ouvrir à une parole qui ne change rien (ceci seulement par le biais de nos représentations puis actions, pour ceux qui agissent sur ce terrain) mais nous montre la « clairière » que constitue leur vie, leur être. La médiation est mise en forme, donc encore faut-il s’entendre sur ce qui doit être mis en forme, ce qu’il s’agit de faire passer, de conserver, ce qui est plus problématique lorsque l’on s’attaque aux choses que lorsque l’on s’attaque au langage.

A l’inverse la position du changeur de choses apparaît anti-scientifique et ne semble pouvoir être que le fait de francs-tireurs agissant en toute impunité, soit par le recours à un réseau particulier (partis politiques, éditeurs, médias, etc.), soit par une haute position dans une institution dont les membres ne se permettent pas ceci (université, par exemple). Les ‘‘sciences dures’’ d’abord connaissent, ensuite agissent sur les choses, les changent. Savoir technique qui devient pouvoir technique, au service parfois d’une cause pas très déterminée, toute inscrite dans des habitudes, un naturel à faire peur. Le sociologue n’a rien à changer, sinon un regard, une considération, un rapport à l’autre (bien que certaines utilisent les sciences humaines pour guérir, d’un côté, pour vendre ou convaincre ou gérer, soit pour manipuler, de l’autre). Il lui faudrait donc faire deux travaux, d’abord décrire, ensuite expliquer comment il faut voir ; mais une bonne description se passe d’analyse, et c’est là qu’entre en jeu le langage du sociologue, s’il ne souhaite pas formaliser ses données afin de « comprendre » pour agir.

C’est postuler, comme Heidegger, que les choses changent grâce au langage. Ce que les régimes autoritaires (autoritaire : qui s’impose avec autorité et s’immisce dans toutes les parties de la vie de quelqu’un et de chacun ; la République, par exemple, est un régime « légitimement » autoritaire ; toujours, un régime autoritaire fonctionne grâce à ceux qui, même malgré eux, le supportent, sont d’accord, comme par exemple la République, les républicains voulant la faire passer comme un consensus ; il n’y a donc pas de jugement de valeur dans ce terme, mais l’on se demande toujours vers quoi mène ce consensus), comme le nazisme ou le capitalisme, savent d’ailleurs très bien. Il ne s’agit pas du langage pour le langage, mais du langage pour changer les choses, c’est vers elles que l’on tend. C’est dire que c’est approcher des choses qui n’existent pas, et c’est dire que dire les choses qui existent, c'est-à-dire les dire dans une structure qui est la leur, et non pas déjà celle qui fait advenir celles qui n’existent pas, ne sert strictement à rien, sinon à les conserver.

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