mercredi, décembre 06, 2006

Images et existence

Nous passons le plus clair de notre temps avec des images en tête. Des images de toutes sortes, certaines ne venant qu’une seule fois, d’autres étant des variantes sur une même forme, d’autres encore étant surtout des mots, une ou des phrases valant comme idée et nous marquant, nous interpellant comme telle, et au moins un autre type d’images nous vient encore à l’esprit, des images toujours semblables, qui nous hantent. De ces dernières, comme des autres, il importe peu de savoir si ce sont des souvenirs particulièrement signifiants, des désirs, des délires de ce que nous avons vu ou lu, ou quoi que ce soit d’autre. Elles viennent et reviennent dans notre tête, comme les autres finalement, mais semblent plus évidemment provenir d’une profondeur nécessaire. Ce sont des images, mais peut-être seulement la première fois, car dès la deuxième, et petit à petit, c’est tout un décor, avec des sensations, avec une histoire (bien que chez moi ce ne soit encore à peu près que des images), qui se dessinent, et que l’on imagine couramment. Par exemple, je m’imagine assez facilement, une image qui semble répondre à la question où être, y compris dans le sens du futur, être dans la nature, dans un rapport intégré aux éléments, un peu comme Thoreau à Walden mais sans le travail. Je pense au suicide, aussi, ça m’arrive. Ou à être clochard. Je ne dirai pas que tout le monde pense aux mêmes choses, cette affirmation vaut surtout pour éviter d’aborder la question. Nous avons l’habitude des images qui nous viennent en tête, certaines nous sont vraiment tellement courantes, et d’autres tellement fugaces, que nous ne pensons même pas voir là quelque chose de particulier, de particulier comme un évènement, ce genre de choses qui n’apparaît qu’une fois avant la mort. Pourtant, ce serait absurde de les considérer comme insignifiantes. Elles prennent du temps, de la place, et à revenir ainsi se gravent en nous. Sûrement que notre futur peut être conditionné par la prise de conscience des images qui nous traversent la conscience, mais sans doute en est-il ainsi même sans cette prise de conscience. Car peut-être au bout du compte se dira-t-on que les choses auraient pu être autrement si toutes ces compagnonnes de route avaient été différentes. Mais nous avons tellement la certitude, enfin moi en tous les cas, d’avoir plusieurs vies devant soi, et donc non seulement autant d’images possibles qu’il en existe, mais aussi plusieurs choses très différentes que l’on pourrait faire, comme si une vie ne permettait pas de produire seulement quelques fades bidules. Tant de glose sur tout cela alors qu’on a peine le temps de comprendre de quoi il en retourne que déjà on crève comme des merdes. Il faut vraiment s’imaginer avoir plusieurs vies, aller au paradis, produire pour ceux qui arriveront ensuite, ou je ne sais quoi encore, pour se bouger un minimum ou au contraire rester tranquille à ne rien faire ; pas produire pour soi, non, pas pour moi, moi laissé à moi-même je tombe et sombre bien vite. Tout se passe comme si tout ce que nous comprenions nous comprenait en retour, comme si ce que nous croyons avoir saisi, nous avait en fait, ou tout autant, saisi nous-mêmes. J’ai l’impression (et je me vois tel, bien dans mes vêtements confortables, tout à l’intérieur de moi-même, la tête baissée, marchant d’un pas lent et cadencé guidé dans son rythme par mes pensées) de poser des petits cailloux tout le long d’un large cercle dans lequel je ne sais comment entrer, et en dehors duquel, fondamentalement, rien n’a vraiment d’importance, tout pourrait être sacrifié. J’ai l’impression d’être de plus en plus vide. Au fond, il semble que je crois que ce qui ne peut être pensé, ou plus précisément ce qui ne peut se mettre en mots, n’a pas à exister ; il paraît qu’il n’y a pas de mots pour la perte, on ne peut que la ressentir ; il faut tuer les sentiments, de toute façon on a déjà tout perdu. La consistance d’une vie, ça tient dans quoi ? Ah, si seulement il y avait quelque chose, ou quelqu’un contre qui lutter.

Art et sociologie (enfermement et libération)

Quand le sociologue intervient, tout est déjà en place, de quelque manière que ce soit. Il y a des œuvres d’art, et des gens qui tournent autour, quoi qu’ils disent, fassent, pensent, et quelle que soit la manière dont ils sont considérés par les autres. Chacun entre en compte par le simple fait d’être là. L’analyse de tout ceci vise bien un ailleurs, un au-delà, qui peut ‘‘simplement’’ être le tout de cela.
Le sociologue prend beaucoup de monde en compte, mais cela après que le système moderne, puis le système contemporain, aient amené aux premières loges des gens qui ne produisent pas l’œuvre elle-même.
La dispute entre Bourdieu et Becker, on dirait que le second dit que c’est Dieu qui crée l’œuvre, puisqu’il crée le monde dont elle issue comme naturellement, spontanément, génétiquement, quand pour le premier, c’est le monde (histoire de bien mélanger les mots…) qui crée l’œuvre, le monde créé par Dieu. Ce monde existe indépendamment de Dieu, mais trouve en lui son unité théorique ; son importance aux dépends de Dieu va permettre, au contraire de Becker, de comprendre le conflit et l’histoire comme fondamentaux, quand chez Becker c’est l’intégration et la simultanéité qui l’emportent.
Tout se passe comme si c’était surtout le sociologue qui était décillé. Les autres le sont depuis longtemps, chacun à sa manière, mais avec d’autres croyances, des croyances d’acteurs sociaux. Le sociologue ne ressent plus de complexe face aux œuvres d’art, face aux artistes, aux critiques et autres professionnels. Il a trouvé une combine : il y a là un monde, un champ ou un jeu, auquel tous participent. Voilà la feinte, et c’est lui le plus fort, héhé, car c’est lui qui trace la limite du cercle qui comprend tous les autres. Du coup il peut s’amuser, après, et courir de place en place tracer ses cercles. Le monde est ainsi truffé de petits cercles, mais il ne faudrait quand même pas s’imaginer que dans le méta-monde, méta-champ ou méta-jeu de l’art lui-même au sens large, le sociologue ne va pas être compris à son tour, car il a beau poser des barbelés, les moutons ne continuent pas forcément, justement pas, à paître tranquillement, bien sagement. Il va se produire ne serait-ce qu’une conscience du groupe en présence de lui-même, et vive la convivialité, comme si le cercle n’était dès lors pas tracé après que chacun ait travaillé et/ou parlé, mais avant. C’est ici que les organisateurs prennent toute leur ampleur, eux qui se demandent justement quoi organiser, au lieu de faire avec leur catégories ‘‘naturelles’’, en bons acteurs sociaux. Les organisateurs, gestionnaires (il faut vraiment lire Foucault sur la biopolitique !), prennent en charge un monde, un champ ou un jeu, et permettent qu’il se perpétue.
Du coup, procéder avec les analyses de Becker, de Bourdieu ou d’Heinich, c’est comme pour un artiste continuer à produire de la même manière qu’il y a vingt ans, et sans doute moins : on cherche ce que l’on trouve, mais ce que l’on trouve n’était pas forcément ce qu’il y avait à chercher. Mais quoi, on n’est pas bien, là, entre nous, dans notre petit espace commun ? Enfin ! Si vous n’êtes pas des nôtres, sortez, mais ne gâchez pas notre plaisir ! Le sociologue a plus qu’il n’espérait, les acteurs sociaux ont déjà fait tout le travail à sa place, il n’a plus qu’à considérer avec étonnement, et à le noter dans son petit calepin, le fil barbelé qui entoure le petit parc humain.
De manière très générale, j’ai l’impression que chacun cherche à s’enfermer dans une petite bulle et à lier sa vie à cette bulle. Sa vie, son corps, tout son être matériel, que rien n’en sorte, pas même certains mouvements cérébraux. C’est ça, être. Etre bien intégré à son être, soit n’en pas sortir du tout et occuper tout l’espace, voilà une formule du bonheur. Comme une machine bien intégrée, qui donc va bien marcher, et pour la nuit des temps, le bonheur comme forme d’éternité. Vous serez donc prié, jeune, de ‘‘libérer’’ cet espace, d’en poser les contours ; vous serez d’abord perdu, vous ne saisirez pas grand-chose, mais ce sera un début ; ce sera dur, tellement vous serez perdu, mais il faudra persévérer ; parfois vous aurez l’impression, parce que comme vous aurez momentanément besoin de sécurité, vous vous rétrécirez inconsciemment, d’être vraiment trop à l’étroit, vous vous direz alors mon dieu je ne suis que cela, et confondant cet abri sécuritaire correspondant à une faiblesse passagère avec votre être véritable qui vous promet le bonheur, hoquetant un peu plus encore en comparant l’horreur de cette situation et le bonheur espéré, vous risquerez, vous calmer l’angoisse, ne pouvant plus être alors ni dans votre être trop grand, ni dans votre être trop petit, de commettre le pire ; pour contrer cela, il faut inventer des techniques alternatives, comme par exemple le délire, même banal et débile, permettant de traverser ces passes sans trop d’encombre. Cette bulle peut être appelé de diverses manières, par exemple être, moi, classe sociale, habitus, fonction, etc. Là où réside le vrai danger, c’est quand elle est mise en danger, et plus encore lorsqu’elle est réduite à néant. On le voit dans le film La Chute, par exemple, ce qui est la même que ce que l’on trouve, mais pas sur le même ton ni vécu de la même manière, dans le bouquin de Morgan, je crois (ou est-ce son prénom), Message des hommes vrais au monde mutant. Pour Delaume, il s’agit de préserver sa petite ritournelle, et l’on peut se demander si elle est le moyen de perpétuation de l’être en tant qu’être, de la bulle toujours similaire à elle-même, préservation d’elle-même Chloé, ou si elle est la clé de création de bulles, de manière à ne pas se laisser enfermer dans une seule, de pouvoir en créer d’autres si besoin, de ne pas astreindre sa vie et son corps à une seule entité, de ne pas, finalement, être aliéné, et donc ne pas lier son sort à ce qui nous aliène.
Parce qu’il y a deux mouvement contradictoires : s’enfermer et se libérer. Se libérer, ce n’est pas envoyer paître ce qui nous enferme, c’est considérer que c’est nous-mêmes qui nous enfermons, servitude volontaire au profit, par exemple, du bonheur, et par suite, c’est arrêter de continuer à nous enfermer dans une bulle donnée. Pour cela, il a déjà fallu être enfermé, forcément, mais receler en nous plus que cela, de manière à ce que l’on étouffe et que nous devions en sortir. C’est pour cela qu’il n’y a pas du tout de jugement de valeur à porter ici. De même, à l’inverse, on s’enferme pour se tenir, pour ne pas s’éclater, pour ne pas se perdre, et également pour sentir la voie que nous suivons, effleurant les parois de la bulle. Sans doute cela vaut-il pour les individus, pour les petits groupes constitués, pour les grands groupes. L’image à évoquer n’est pas celle d’un clinamen, déjà parce que nous ne sommes pas des spectateurs extérieurs à ceci, mais vivant au sein de ce dispositif, ensuite parce que notre point de vue étant celui-ci, il donne à sentir plus qu’à voir, et une forme trop géométrique consacre le sens de la vue ; l’image à évoquer est plutôt celle, pas bien loin, d’une grotte dans laquelle, côté libération, il s’agit d’un nouvel orifice, d’un nouveau boyau à explorer, révélant un nouvel espace, reconfigurant du même coup l’espace entier, et, côté enfermement, la chaleur de cet espace éteint, avec seulement une bougie au milieu qui n’éclaire que très peu. Comme pour le clinamen, l’analogie est frappante…, mais peu importe, s’il s’agit de tenter de cerner les choses à partir de comment nous les vivons, de comment nous les sentons.
Le sociologue, quant à lui, passe le plus clair de son temps à jouer l’enfermement. Rares sont les fois où il s’évertue à trouver, pour son sujet d’étude, de nouvelles anfractuosités possibles. C’est peut-être qu’il cherche surtout à clore son étude, et pour cela son sujet. Comme s’il ne faisait que redoubler le trait du réel, et donc l’enfermant du même coup. Or, il serait temps de se poser la question de la libération.

Je n'aime pas la sociologie (mais je crois l'avoir déjà dit)

Je n’ai vraiment pas envie de devenir sociologue. Quoi de pire que le sociologue, lui qui ne dit que des choses toujours mieux dites par d’autres, sauf à être un vrai crack, c'est-à-dire un qui va en-dehors des sentiers battus (et comment le peut-on pris en charge comme on l’est par des gens tenant leur petite boutique ?), des choses qui n’ont d’intérêt pour personne, même pas pour lui-même.
Quand on voit un sociologue, la première chose que l’on se dit, même s’il dit des choses très intéressantes, c’est que mon dieu, j’ai vraiment pas envie de lui ressembler. Il peut dire ce qu’il veut, cette non envie va de soi.
C’est peut-être que je préfère être spectateur. J’aime les choses dites, mais les produire, ce n’est pas trop mon truc. C’est le dire que j’aime bien, peut-être, pas tant ce qui est dit. Je ne trouve pas de sujet en dehors de ce satané art contemporain cambodgien, parce que rien ne m’intéresse au fond. Et tous les sujets que j’ai trouvés, étaient beaux sur le papier. Les meilleurs sociologues, du reste, à part Baudrillard le déprimé, ne font qu’avec le papier. On regarde Maffesoli, on regarde Heinich, pour ne pas parler de Bourdieu, caricature du genre, ce sont des gens qui n’ont jamais ouvert les yeux, et c’est là toute leur force, ils ont eu une idée derrière la tête et ils l’ont développé, en se reposant sur tout un armada culturel qui passe inaperçu. Ils produisent un propos culturel bien plus que scientifique ou que je ne sais quoi d’autre.
Si j’ouvre les yeux, la culture ne me sert à rien, seul le langage, à coup de bégayements, peut éventuellement, avec tous ses mots qui ne vont alors jamais, m’être utile. Si je les ferme, et ne vit que sous la voûte culturelle, alors il ne faut pas me demander de terrain. Maffesoli, lui, son terrain, c’est la culture, en particulier la production sociologique. On ne peut pas dire des choses pertinentes et avoir un terrain, c’est proprement incompatible.
Du coup, cette exigence de terrain, je la vis comme si je devais veiller toute l’année à préserver en moi un habitus de gros beauf débile pour pouvoir seulement survivre au travail l’été. Toute la culture du monde n’est d’aucune utilité face à un terrain, parce qu’elle va le faire parler, elle va forcément l’interpréter, comme naturellement, et ce n’est pas ce qu’on nous demande. Mieux vaut se passer de culture, éviter de lire notamment, mais savoir jongler avec les mots, ou plutôt savoir bien bégayer.
La sociologie, au sein de la culture, occupe un peu la même place que l’art contemporain cambodgien au sein de l’art : ça y ressemble mais, franchement, quel intérêt, il y a tout déjà ailleurs et en mieux, et ce qu’il n’y a pas ailleurs n’a strictement aucune valeur, comme on dirait un truisme, un lieu commun.
Le sociologue, on dirait qu’il se colle le nez par terre, suffisamment fort et près pour pouvoir s’émerveillé, au bout d’un moment, de ce qu’il voit, alors que s’il était redressé, et marchait qui plus est, il verrait la même chose, mais comme une évidence, une chose à peine notable, sans vraiment d’intérêt.
La sociologie, si elle cesse d’être un parasite critique, n’a vraiment aucun, mais alors aucun intérêt. Baudrillard, par exemple, est un parasite critique. La limite de ce paradigme, c’est que rien n’est alors possible que la perpétuation de ce qui est critiqué, la sociologie comme la pratique discursive révolutionnaire selon Deleuze, la ligne qui trace à travers ce qui est institué, ne pouvant jamais gagner la guerre, mais toujours recommencer.
Sans doute ne puis-je être autrement que spectateur. Peut-être aurais-je pu être mystique, qui sait. Entrer dans une secte, par contre, seulement en dernier recours, pour éviter d’être clochard.
On vit dans un monde balisé et il y a des choses que l’on ne comprend pas. Pour les comprendre, ce n’est pas la bonne méthode de se pencher sur elles. On pourra se pencher tant que l’on veut, on pourra même, comme le sociologue (petit-)bourgeois, se mettre à quatre pattes le nez dedans, cela ne servira vraiment à rien. Il vaut mieux se pencher sur une explicitation de notre propre monde, ce qui est évident pour nous, ce qui va de soi pour nous. Et ça, les philosophes, les critiques d’art, les mystiques, les acteurs sociaux, tout ce beau monde qui tient des discours, et même les grands sociologues qui parlent dans la culture, ils ne le font pas du tout. Pourtant c’est une méthode explosive.
On nous pose la main sur la tête en nous pressant vers l’intérieur d’un bâtiment, comme s’il y avait quelque urgence : vite, vite, rentre, conforme-toi, surtout ne pense pas, vas-y, met la tête dans le sceau, tout proche du sol, vas-y abruti-toi, là seulement tu pourras parler, on saura bien ce que tu voudras dire, lieux communs en puissance. Au contraire, il vaudrait mieux gambader, étirer un peu tout cela qui nous oppresse. Comme s’il y avait leur petit confort à protéger, leur petite vie déjà faite, leur place, leur fonction, leur masque derrière lequel il n’y a plus rien, un masque tenu par les ficelles, les bretelles d’une institution, mais la salopette est vide et le masque ne cache rien. Il ne faudrait pas rentrer toujours plus au fond de la grotte, mais en sortir. On nous dit qu’on ne fait pas de sociologie en restant dans sa chambre, mais peut-on en faire en restant dans cette grotte, hum ? C’est, en elle comme dans la chambre, le motif de l’inspiration, profondément chrétien (mais pas que), qui est alors forcément appelé. Ah elle est belle la super critique en lutte contre le monde à percer les représentations… C’est le même motif, sauf que la chambre, elle n’est pas légitime. L’institution, elle, l’est. La communauté. Tenons-nous chaud, allons-y. C’est sa perpétuation que l’on vise, c’est d’avoir chaud que l’on souhaite, et puis de quoi manger n’est-ce pas. Au fond tous les intellectuels occidentaux fonctionnent sur ce motif, reste à choisir la grotte. Soral, par exemple, a choisi la grotte médiatique. Question de terrier, d’église, de lieu communautaire.
Comprendre son monde pour commencer à comprendre celui des autres. Je pense à ma grand-mère. Plus jeune, je me demandais avec elle comment c’est possible, non mais vraiment, que des gens entrent dans des sectes, et même y meurent, presque de leur plein gré. Une question parmi d’autres. Nous lancions des hypothèses, mais le but surtout c’était d’instaurer là une question sans réponse, une question qui ne peut avoir de réponse, de se poser les yeux sur une image qui montre mais ne nous fait rien voir. Après quoi, comme il n’y a nulle compréhension possible, on passe à l’explication, qui relève toujours alors du rationnel non-rationnel, par exemple la folie, la connerie, ce genre de choses. Et effectivement, en parlant avec ma grand-mère, jouant le jeu de la conversation, je voyais bien que je ne pouvais rien comprendre, qu’il n’y avait rien à comprendre, et que l’explication ne pouvait, intellectuellement, relever que du désastre, si même l’explication ne relève pas déjà nécessairement du désastre intellectuel. Maintenant, je perçois les limites de ses cadres mentaux, presque reproduits en masse, et les gens qui entrent dans une secte, je ne les vois plus du tout de la même manière. Je ne les vois pas d’une manière particulière, mais déjà, le carcan premier étant disloqué, distendu, l’interrogation, la vraie, advient, qui est en demande de compréhension.
C’est une stratégie qui du point de vue de la vie, dans le sens de son rôle d’acteur social, est proprement mortifère. C’est sûr, c’est pas avec ça qu’on va parader dans la famille, à raconter de biens bonnes histoires, à faire rire tout le monde, comme tel ingénieur ou tel physicien. A la limite, le rire naîtra de la monstration des cadres trop visibles, ce ne sera pas un rire de vaniteux qui se gaussent et se frottent ensemble communauté.
Je me rends compte que je ne peux même pas parler avec ma grand-mère. Finalement, j’en viens à parler avec elle des cadres qui déterminent son discours et plus que son discours. Mais je n’ai pas d’autres cadres à lui fournir, ce n’est pas un problème, c’est même là que ça devient intéressant. La dernière fois je parlais avec elle d’art moderne et d’art contemporain. Je tentais de lui montrer ses cadres d’interprétation, et puis ensuite elle me demandait, forcément, mais alors si ce n’est pas ce que je pense, qu’est-ce que c’est. Je lui ressortais la doxa sur le sujet, en lui disant voilà ce que disent ceux-ci ou ceux-là. Pour moi, cette doxa, c’est encore d’autres cadres, qui ne sont pas moins imbéciles que ceux de ma grand-mère. Je ne crois en rien, et l’athéisme, fondamentalement, c’est ça, puisque, en tant que c’est une question pour le plus grand nombre, il s’agit moins de savoir, par exemple, si Dieu existe ou pas, que si j’imite en tous points mon voisin, et joue des jeux par exemple conversationnels avec lui sans me rendre compte qu’il s’agit là d’un jeu particulier, c'est-à-dire bien plutôt, plus que de jouer (selon la phrase courante de nos jours, exprimée sur le ton de l’amusement : « ce n’est qu’un jeu, c’est marrant, je le sais »), ne pas mettre en relief ce jeu, et donc en interrogation ce qui se joue. Dans la non-église à laquelle appartient ma grand-mère, j’imagine sans peine que personne ne va entrer dans la secte Moon, puisqu’ils ont déjà la leur. Se rendre compte que tout le monde mange, pisse, chie, baise, passe le temps, ri, imagine, fais des mouvements, désire, pense, meurt, c’est déjà toute une histoire, et d’ailleurs tous ceux qui parlent d’autrui se taisent quand il surgit : pas du tout parce qu’ils disent des choses qu’il ne devrait pas entendre, ou qui ne se disent pas, et la honte qui prend parfois possession du parleur n’est pas celle d’une faute morale ou de goût, c’est simplement que son discours parle bien plus de lui-même, ne l’éclaire lui-même, mensonge ou illusion qui n’est plus possible en présence de l’autre, c’est simplement que ce sont des discours destinés à la communauté présente, sans que l’autre, finalement, n’est rien à voir là-dedans sinon comme seul signe de l’extérieur à elle.
Si l’on décrit autrui suffisamment bien, comme tente de le faire Oscar Lewis en laissant parler les membres d’une famille mexicaine, on ne voit plus très bien ce qu’il y a à en dire. Il n’y a plus rien à dire sinon à répéter ce qui a été présenté. Plus rien à dire sinon éventuellement se mettre à lui parler, ne serait-ce que pour tester, et souhaiter peut-être les remettre en cause, les catégories imaginaires qu’il s’est lentement construit, invalidant, dans tous les cas, rien que par notre apparition, ce qui a été dit par le présentateur.
Peut-être que les gens dont on parle le plus, que l’on imagine le plus, et qui pour cette raison semblent obtenir une aura des plus grandes, qui les fait imaginer comme plus que vivants, comme des êtres presque surnaturels, mythiques et fantastiques déjà, sont les gens les plus seuls qui soient. Même si dans certains cas (dans tous ?), par exemple les « primitifs » ou, probablement, les membres de la jet-set, cela ne les dérange pas du tout, puisqu’il vivent dans leur petite communauté. A une amie qui, il y a quelques années, me certifiait ne ressembler à personne, au contraire de plein de gens qu’elle voit tous les jours et qui se ressemblent par groupes, je lui répondais que moi j’ai vu plein de gens qui lui ressemblaient, mais jamais avec elle, autrement dit qu’il n’y avait pas là une communauté, mais des individus isolés ‘‘statistiquement’’ (beurk ce mot) semblables.

mardi, décembre 05, 2006

Métaphysique

La philosophie ne s’intéresse qu’à la métaphysique. C’est son avantage, sa facilité, c’est aussi son principal défaut, peut-être indépassable. Cela me vient ainsi, mais ‘‘métaphysique’’, je n’ai jamais compris ce que cela voulait dire, et n’ai jamais retenu le moindre propos philosophique à ce sujet.
A priori, je vois au moins trois sens possibles. Le premier suppose comme une grande plaque de verre posée sur le monde, sur laquelle est inscrit le monde lui-même, et que le philosophe aurait pour tâche de lire. De quelque manière qu’on la nomme, cette plaque, toujours invisible, cela revient toujours au même. D’une certaine manière, au bout du compte, le philosophe ne fait que la chercher, dans un mouvement qui consiste à la fois à la lire et à la chercher. Pour le commun des mortels, elle est bien très près de nous, ce peut être les images que l’on a dans la tête, le langage, ce genre de choses, mais ce peut aussi être plus fort, et bien plus complexe.
Le second sens comprend ‘‘méta-’’ comme ‘‘au-delà’’. La métaphysique est au-delà le physique, par-delà le physique. Sans doute en faut-il passer par le physique, mais seulement pour passer à travers lui. Il ne sert pas à grand-chose, car la métaphysique n’est même pas après lui, mais dans une autre dimension, elle est d’une autre nature. Le physique est alors « l’écran biface », comme dit Stéphanie Katz, qui nous permet de voir la métaphysique, pourtant infigurable. Ce n’est pas le physique qui la présente ou représente, il faut encore interpréter. Plus que lire, là, c’est voir qui est important, une vision extralucide qui voit à travers les écrans opaques.
Le troisième sens se réfère à l’étymologie, il me semble. En somme, est ‘‘méta-X’’ la projection de X sur une voûte céleste, de sorte que cette image, toute petite, visible d’un seul coup, qui ne supporte pas toute la complexité de ce qui est projeté, ainsi que tout le relief, est facilement lisible. Encore faut-il bien projeter. Bien sûr, dire « image » est une facilité, ce peut aussi être des structures, par exemple. Le côté surplombant de ceci, déterminant, vient du renversement du point de vue de l’homme, qui ne pense plus se trouver là où il se trouve, du fait de quoi l’image projetée devrait être vraiment loin de lui au point qu’il verrait quand même mieux les antipodes qu’elle, mais qui pense se trouver le nez sur cette image, loin de tout, du monde et des hommes et, levant de tant à autre les yeux, il aperçoit, loin là-bas, ou bien en bas, ce qui se projette. Finalement, le « bon » point de vue est celui-ci qui nous fait croire que ce qui se projette, c’est ce qui vient de là-haut, et que c’est nous la projection, le monde dans lequel on vit.
En ayant un peu de temps à perdre, on pourrait s’amuser à modéliser tout cela, à se demander quel monde chacun de ces sens entend, sans forcément supposer l’avènement pour chacun d’eux d’un philosophe-roi ou démiurge qui ferait correspondre le monde à ses « désirs ». Plus probablement, c’est plutôt le philosophe qui trouve sa place dans le monde, et tente peut-être d’inverser cette impuissance irréversible. Quoi qu’il dise, il est donc justifié par le monde dans lequel il parle, un peu de la même manière que, si l’on suit Nietzsche, le philosophe serait justifié par ce qu’il a mangé, qu’il faudrait occulter cela (par exemple ne pas comprendre du tout pourquoi un vieillard agonisant ne peut pas courir un cent mètres en moins de dix secondes tout en mangeant trois ou quatre big mac), pour y trouver à redire.
Le littéraire, selon Quignard, fait avec les images. Historiquement, c’est le sophiste, qui s’inspire d’une tradition plus vieille que la philosophie, se fondant sur l’image. Ce ne sont pas des chaînes de signifiants, comme les aimera la psychanalyse, ce sont des rencontres, des collusions de deux symboles. Je dis symboles, je ne sais pas si c’en est, mais ce sont quand même deux signes qui mis ensemble, sur une paroi plate, étincellent du sens, forment une image fascinante, et déjà cinétique. Posséder toutes ces images (supposées exister en nombre limité), croyait je crois Marc-Aurèle, c’est posséder le monde. C’est là la stratégie du littéraire, nous dit Quignard.
Le sociologue, lui, est au fond du trou. Sur le dos dans la boue, il se débat comme un peu fou, un sourire vulgaire sur sa face luisante, une douleur réelle l’étreignant comme il pense à ce qui n’est pas cette boue. Il n’y a pas de métaphysique pour lui, il n’y a que du physique, et du physique qui doit demeurer opaque. Lui il est né avec la modernité, avec les projets gouvernementaux de gestion de la populace, et puis la photographie qui prend en photo comme les peintres amateurs de Montmartre vous tirent le portrait, ou le cinéma comme l’œil qui capte en un regard circulaire. Le mot qui plane dans la cervelle du sociologue, c’est celui de ‘‘représentation’’, et cela, c’est simplement parce qu’il ne parvient à s’en défaire, lui-même, de la représentation. Forcément, si vous supposez que tout est plat et qu’il n’y a qu’à regarder ce que vous voyez dessus, vous ne pouvez qu’imaginer qu’il n’y a que des représentations, vous ne pouvez être vous-même que dans la représentation, sans parvenir à vous sortir de ce dispositif. Oh, vous pouvez toujours trouver des sociologues très savants (enfin, ils ont beaucoup d’arguments), qui passent le temps à tisser le rideau que le roman, selon Kundera, déchire. Peut-être un peu l’écran (monoface) du physique. Le sociologue, il aimerait bien saisir ce physique, toute cette boue dans laquelle il barbote comme un enfant fou, mais il n’y parvient jamais. C’est vrai que ce n’est pas facile de faire avec le réel quand on veut rester dans les mots, et que si on faisait vraiment avec le réel, alors nous faillirions à notre tâche, puisque nous serions alors un acteur social comme les autres, et ne nous mettrions pas en lumière.
Mettre en lumière les acteurs sociaux. Représenter, au bout du compte, puisque le sociologue fait avec le langage. Il peut considérer que les acteurs sociaux ont des représentations, et il va se charger de les représenter, soit projeter sur un écran monoface ce qui s’étale sur un autre écran monoface (la conscience, le langage, les panneaux publicitaires, ce genre de choses). On peut bien se demander l’intérêt de se redoublement. Aussi, si tout est déjà tant en lumière, en effet, il n’y a qu’à copier, et copier encore, renvoyant sur toutes les parois ces copies, jusqu’au vertige, jusqu’à la nausée, lorsque l’on sent de plus en plus ce que l’on veut toucher, atteindre, mais que la dynamique dans laquelle nous nous trouvons nous empêche radicalement de l’atteindre. Idolâtrie supplice, ou au mieux, à l’inverse, compréhension que c’est le mécanisme même de la représentation qui nous pose problème.
Il peut aussi considérer, comme le philosophe, qu’il s’agit là d’un écran biface, sauf que ce n’est pas l’infigurable qui le fascine. Sur les parois des grottes d’Altamira, nous raconte Katz, le donné rocheux (anfractuosités, tâches, etc.) et la peinture s’entremêlent si bien qu’elle se coappartiennent, que ce qui est surtout visible là, c’est la main qui a créé l’image, la main qui s’impose à notre pensée comme médiation entre le visible et l’invisible. Le sociologue, ainsi, est interpellé par cette main, par cette médiation, et il se tient à l’endroit même de l’écran biface, ni d’un côté, ni de l’autre. Tout le monde se préoccupe des grandes choses qui se jouent ici, et lui, comme un con, il reste là, à regarder, benêt, cette main.
De la même manière, il est interloqué par la fascination qui prend le littéraire à la vue de deux symboles copulant sur une paroi quelconque. Concernant les deux autres sens du mot ‘‘métaphysique’’, il trouve très étrange qu’un personnage se plante en imagination bien loin de là où il se trouve, et prétende mieux voir les choses ainsi ; de même, il suit le chercheur-liseur de la grande plaque de verre juste pour savoir où celui-ci va aller, ce qu’il va trouver (découvrir, inventer), et accessoirement ce qu’il va lire. Le sage lui montre la lune du doigt, et le sociologue regarde le sage. Un professeur disait que la méthode la plus sûre et la plus rapide pour devenir fou, c’est la culture, mais c’est peut-être plus sûrement encore l’humain.

lundi, décembre 04, 2006

L'imaginaire

L’imaginaire est bien souvent abordé par la face de la réalité, c'est-à-dire en disant qu’il y a de l’imaginaire et non pas (que) de la réalité. Du coup, pour les premiers, il s’agissait d’une aventure, comme au temps des colonies, et avant, lorsque les européens partaient à l’assaut de la jungle, rencontrant parfois, entre deux coups de machette, quelque peuple inconnu. Mais bien vite ils se sont transformés en touristes. Résultat, c’est ancré « évidemment » dans le réel, dans la réalité, que l’on va parler d’imaginaire. L’imaginaire, c’est bien connu, c’est toujours les autres, même ceux qui le défendent. Nous, c’est la science, la raison, la réalité (mise alors entre parenthèses ou en pointillés), et pas que pour les scientifiques.
Par exemple on va poser la question des monstres, des êtres fantastiques, de tout ce qui, dérivé de l’humain « réel », va vers l’imaginaire, déjà double imaginaire de l’humain. Mais quoi ! il faudrait savoir ! Si l’imaginaire détermine le réel, la réalité, ce qu’on dit et ce qu’on croit, alors il faut considérer que tout le monde passe à travers le filtre de l’imaginaire pour atteindre ce qu’il croit être la réalité, le réel, ce qu’il prend du moins pour tel, y compris le scientifique (donc, le scientifique qui dit parler de l’imaginaire, reconnaît tout de même qu’il faut le réduire à un filtre zéro pour dire quelque chose de scientifique…). Il serait bien plus honnête, à première vue, de partir du principe que tout le monde passant à travers ce filtre, tout le monde se trouve déjà dans l’imaginaire, et pas seulement lorsqu’il évoque des images qui ressemblent à celles qui nous ont été ramenées de cette lointaine province, celle-ci qui dès lors n’existe pas, mais appartient (et finalement de la même manière que son inexistence) au filtre qu’est l’imaginaire.
Ceci exprimé non pas pour dire ce qui est, le réel, la réalité (dans ce sens, ce n’est qu’une réalité parmi d’autres), mais comme principe méthodologique. Il n’y a pas de territoire ou de terre lointaine de l’imaginaire, ce qui est un vestige imaginaire de notre culture un moment colonisatrice. Au contraire, nous sommes toujours déjà dans l’imaginaire, dans le délire, même quand nous sommes ‘‘particulièrement clairvoyants’’. Ainsi, la représentation que j’ai d’untel, c’est déjà de l’imaginaire, c’est déjà, si l’on veut, un être fantastique.
C’est en ce sens que l’on peut noter une toute puissance de l’image, de nos jours, et une distinction profonde entre l’image et l’effet, entre l’imaginaire et « l’efficacité symbolique ». Il ne sert à rien de glorifier le passé, les structures passées de l’imaginaire, puisqu’il s’agit là d’un moment historique tout à fait déterminant, un moment par rapport auquel nous ne pouvons que nous dire, au mieux, postérieurs, mais plus probablement contemporains. Postuler le lien direct entre imaginaire et « efficacité symbolique », c’est tomber forcément à côté de la plaque, c’est même produire de l’imaginaire (de l’imaginaire de l’imaginaire), c’est ajouter des images aux images, toujours coupées de toute efficacité, et après il n’y a, à la limite, qu’à rêver, qu’à se laisser bercer par ce faux imaginaire, par cette galaxie d’images en suspension, puisque le moindre retour vers le réel est rendu impossible par cette simple constatation que tout ce que l’on croit ne nous sert pas du tout, que l’on n’a rien compris, que les choses se passent tout à fait différemment. Pour éviter cela, il faut prendre, dès le départ, des précautions méthodologiques, et considérer que là où je me trouve, c’est le réel, mais que dès que je commence à avancer, et ne serait-ce qu’à avancer, c’est l’imaginaire.
A la limite, si l’imaginaire a un effet, c’est lorsque l’on est passé à travers, pour expliquer le réel où je me trouve ensuite. Le réel c’est toujours ici, dans la fixité du présent, dans une éclipse qui n’existe pour ainsi dire pas. On va de présent en présent, on ne cesse jamais d’être en mouvement. C’est en ce sens seulement que l’imaginaire n’est pas du tout les images projetées dans le monde, ce que nous appelons même des signes maintenant tellement nous avons l’habitude de le voir être prostitué sous cette forme-là. L’imaginaire, cela concerne un corps humain, puisque cela seulement va de présent en présent, ne cesse jamais d’être en mouvement. C’est un corps humain qui passe à travers le filtre de l’imaginaire, sans jamais en sortir sinon dans l’abstraite immobilité du présent, et rien d’autre. Ce n’est pas en regardant les panneaux publicitaires que l’on peut savoir ce que c’est que l’imaginaire, c’est à un moment donné en regardant, en questionnant un corps humain, que l’on peut savoir ce qu’est, ce qu’a été, l’imaginaire. L’imaginaire, ce ne sont pas des signes, des projections hors de soi, des discours, des croyances, mais il y en a un peu là-dedans. Un signe, toutes les projections hors de soi, c’est aussi imaginaire qu’un meuble, qu’un arbre, qu’un caillou, qu’un nuage ou qu’une lumière (et les atomes, et les flux, et tout ce qui également produit un effet, est perceptible, consciemment ou non, par un corps humain). Il n’y a d’imaginaire qu’« incarné », c'est-à-dire traîné entre deux présents par un corps humain. C’est un parasite, si l’on veut, qui s’accroche pour un temps, avant d’être relayé, sur le dos de la bête qui marche vers la mort. Il va de soi que ce n’est pas parce que nous reconnaissons chez l’autre de telles images que nous portons aussi qu’elles ne sont pas imaginaires.
Prétendre dire ce qu’est l’imaginaire, c’est, dirait-on, prétendre retenir ce parasite avant qu’il parte, enfoui avec la bête auquel il est accroché. C’est détacher ce qui a informé le vivant avant que celui-ci ne parte dans la mort. Un geste salutaire, peut-être, mais surtout une plaque que l’on soulève sous laquelle il n’y a que la mort. Difficile geste, et l’on comprend que certains préfèrent rester avec leurs jolies fées peintes sur le papier cadeau de Noël d’une grande surface. Nécessaire donc, à côté de ce regard, de ce geste, d’avoir un imaginaire solide. Eh ! comment feraient les médecins et les fossoyeurs sans leur humour douteux ? Nous n’avons pas à nous nourrir de ce que nous étudions. Heureusement qu’il y a l’imaginaire, sans cela nous serions morts depuis longtemps. L’imaginaire nous emmène vers la vie, mais pour beaucoup il les emmène aussi vers la mort, au point qu’avec ou sans, c’est du pareil au même. Ce sont là des gens aguerris à la raison, mais sans l’imaginaire du raisonnement, de la logique, des gens qui nous font étrangement penser à l’habitus nazi, tel qu’on peut le percevoir dans La Chute par exemple.
Bref, il y a du présent, de l’imaginaire et de la mort.
Et l’on peut continuer à dire que l’on parle tant et plus d’imaginaire à mesure qu’il disparaît, que la multiplication des signes, plus qu’un resurgissement de l’imaginaire, en est une preuve supplémentaire, mais, tout autant, on peut à l’inverse également dire que tous les êtres humains ont toujours imaginé aussi bien, maintenant encore, et pour longtemps. L’effet du moment de la modernité (qui en ce sens n’est pas vraiment terminée), c’est la distinction entre l’imaginaire et son efficacité, et pour cela : extériorisation de l’imaginaire, et, ainsi mis hors de nous, projeté, pour ne pas le perdre, sur les murs de l’espace public au sens général ; le signe n’a plus d’effet, en revanche, les structures de signes ont un effet, mais cela est bien rationnel, bien logique, car on peut du moins les comprendre, les prévoir et les produire, et par ailleurs l’imaginaire continue lui sa route, même avec des signes qui n’ont rien, aux yeux de certains, de ressemblant avec un vampire dessiné sur un pin’s, par exemple (par exemple le néant imaginaire, a priori, que l’on trouve chez Sartre ou Camus, c’est de l’imaginaire, et ce au même titre qu’une croyance aux licornes ou je ne sais trop quoi : le très rationaliste croit fermement à sa réalité, c’est pourquoi il se laisse d’autant plus facilement pêché comme imaginant).
Ce n’est pas la peine de chercher, nous ne parviendrons pas à sortir de nous-mêmes. Pas la peine de stresser, on finira tous par mourir mais, en attendant — qu’est-ce qu’on mange ?
Mais il est certain que l’imaginaire qu’on nous sert couramment, on a vraiment l’impression que c’est celui d’« intellectuels » jetant avec compassion et compréhension un œil sur des populations un peu débiles, lorsque ce ne sont pas ces populations qui s’amusent avec des éléments déjà pour eux folkloriques (lorsque j’étais en CP ou en CE1, la maîtresse avait même organisé sur la place du village un grand feu autour duquel, déguisés en indien, nous avons tourné en faisant ouh-ouh-ouh main saccadée sur la bouche, histoire de faire venir la neige, un mois de décembre à trente kilomètres de Grenoble). Cette conception atterrante est une lubie, tout simplement, puisque rien ne peut montrer, surtout pas elle à elle-même, qu’elle se gourre. Parler de l’imaginaire, c’est bien pour dire que c’est ce qu’il y a de plus important, non ? Que, par exemple, c’est par là que l’on peut bien saisir une réalité, non ? Et bien dans tous les cas où cet « imaginaire » nous est sorti, étrangement, c’est toujours autre chose qui est plus important (j’ai même entendu, dans cette lancée, une analyse d’Halloween encore plus naïve que ce que peut penser n’importe quel gamin allant de porte en porte). Le personnage idéal de cet « imaginaire », c’est un gamin de six ans, mais bien sûr, ce sont toujours des adultes qui en parlent, qui eux sont très tristes et très cons, comme si, véritablement comme si, ils ne portaient plus d’imaginaire…
Il est clair que ce n’est pas du sens que nous cherchons (à propos du sens, on dirait bien que celui-ci n’est jamais qu’une balise posée pour le futur ; cette rétraction plus réactionnaire que conservatrice : marre marre marre).

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