mardi, novembre 21, 2006

Le repli

Lorsque Deleuze a publié Le Pli, des gens sont venus le voir, pour lui dire que ce dont il parlait, c’était exactement ce qu’ils pratiquaient. C’était l’association française d’origami, ou quelque chose comme ça.

Petit, j’ai toujours détesté les origamis. Fasciné, d’un côté, et d’un autre, c’était toujours une pratique que je voyais comme signifiant un monde, appartenant à un habitus, à tout un arrière-plan d’une socialité que je connaissais pas, étrangère à mon monde. Il y a des pratiques, comme cela, de même que des odeurs, des ambiances que, petit, on finit par connaître, ou plutôt reconnaître, et que l’on sait, que l’on sent étrangères à son monde, étrangères à soi, nécessitant de trop grands changements autour de soi, dans nos affinités, dans notre culture déjà, pour qu’on les apprécie. Il faudrait peut-être des passeurs, mais ceux-ci ne viennent pas, ou, lorsqu’ils viennent, on les perçoit un peu comme des monstres, bien que certains, qui ne sont pas passeurs à proprement parler, mais des gens qui nous relient à ces choses, sont nos amis, et l’on a accès à ces choses étrangères par leur biais seul. Concernant l’origami, je me rappelle un passeur, mais peut-être n’était-ce pas lui. Il me semblait faire tant de choses, et un vrai monstre en même temps. Je ne sais pas, c’est peut-être simplement qu’il tournait autour de ma mère.

J’ai essayé, une fois, les origamis. Très rapidement. Je ne sais pas si j’ai vraiment commencé à en faire un. Le petit livre tout en images, à la couverture représentant un pliage en papier, comme on disait, sur fond rouge avec un large bord noir, montrait bien comment il fallait faire. J’ai peut-être essayé, et sans doute que cela m’a énervé, si je ne m’en rappelle plus. J’ai souvent vu ce livre traîner, et je l’ai feuilleté quelques fois, comme un compagnon étranger. Ce n’est pas véritablement de la fascination, finalement, mais une sorte de voyage en commun silencieux, entre deux personnes qui savent qu’elles ne se comprendront jamais, tout en appréciant assez la présence moelleuse de l’autre. Ce livre était un danger pour moi, aussi, puisque je n’y arriverai jamais, à faire ces pliages comme il faut, rien que les images je ne les comprenais pas, il remettait en cause mes compétences, ma perfection. Plutôt que de m’énerver, j’ai accepté son étrangeté, et l’appréciait bien comme ça. Mais tout de même, le monde nécessaire à l’inclusion de la pratique origamique m’était parfaitement inconnu. A l’abord d’un monde étranger, ce qui frappe en premier lieu, ce sont ces limites. Ma conception des mondes étrangers est semblable à ma présentation à eux, car lorsque j’y suis jeté, ou que j’y entre sans faire attention (ce que je vois comme plus rare, voire jamais produit, car c’est moi dans ma continuité), je les vois de l’intérieur, et ainsi je les considère bien au contraire comme allant vers l’ouvert.

C’est cela aussi, que je sens dans l’origami, comme dans tous ces mondes un minimum ‘‘traditionnels’’, par exemple des maisons où chaque meuble a sa place, des maisons qui ne bougent pas, bien réglées, avec toujours la même odeur et cette usure ensemble des choses. ce repli, je le vois comme une fin. Le résultat, cette liqueur des choses vieillies, le petit oiseau plié, la sagesse de toute une vie, ne m’a jamais apparu que comme un sacrifice trop grand en regard de ce qui était possible au départ, même si, à vrai dire, j’aime profiter de ces choses, les goûter, mais en passant, ce n’est pas au centre de ma vie, jamais ne me viendrait à l’idée de me sacrifier pour cela, « ils » peuvent toujours courir. Adolescent, j’ai testé les bonsaïs, mais cela n’a pas duré longtemps, et mes tentatives pour dresser des plantes plus ordinaires se heurtaient toujours à des lois naturelles et à leur trop lente croissance. Qu’un petit bijou ne soit que ça me plonge dans une profonde mélancolie. Rendez-vous compte ! : tout le possible qu’il y avait là pourtant ! Mais, bizarrement, il semble qu’il faille justement une profonde mélancolie pour les apprécier, ces bijoux.

Là, juste comme tu pars, m’accordant ton odeur, je me demande ce que je pourrais bien faire. N’ayant finalement pas envie de me lobotomiser à nouveau devant un jeu vidéo, et n’ayant rien d’autre à écrire pour mon mémoire, je repense au texte que j’ai écrit cet après-midi, à propos de ce que j’ai appelé, faute de mieux, le « remake-pour-soi ». Cela, et puis le design de mon blog ‘‘Sergvolant’’, gris avec cette madone kitsch derrière éclairée de feu jaune et au cœur rougeoyant, et puis encore les origami, et puis le pli d’un drap sur une couverture, comme chez ma grand-mère. Je n’ai jamais réussi à imaginer le pliage d’un origami. C’est comme faire une roulade, en gym, au collège : même une roulade à l’avant, j’en étais incapable. Quand je ne réfléchissais pas, tout petit, j’étais capable de rouler vers l’avant, mais après, j’ai commencé à vouloir m’imaginer rouler à l’avant, et je n’ai jamais réussi à m’imaginer cela. Dans ma tête, je veux suivre le mouvement, alors pour atterrir à l’endroit je dois me tordre, mais si je ne me tords pas, j’atterris à l’envers, ou plutôt je reste coincé. Les roulades et les origamis, c’est un peu la même chose pour moi : le mouvement dans l’espace, je ne parviens par à l’imaginer, je perds le corps-à-corps avec les choses, sans doute, sans doute que c’est pour cela.

Lorsque je m’imagine un pli, je m’imagine un repli. Repli d’un drap, repli d’un bout de peau. Ou le « remake-pour-soi », ou le design de mon blog. Petit, je crois que je n’aimais pas les replis. Les origamis, ça a toujours été des replis pour moi. Je n’aimais les draps qu’autant que dans mes mains à hauteur de menton ils étaient bien lisses, et mes parents devaient à deux me maîtriser pour me décalotter et m’enduire de mercurochrome. Les replis, au fond, je les aimais bien tant qu’ils étaient déjà faits, et je voulais les laisser ainsi, sans même tenter de les défaire. J’aimais bien, cette idée, ou cette sensation, sans le voir, peut-être, véritablement ainsi. Disons que je me racontais que les choses étaient ‘‘ainsi’’, je me racontais en fait le repli, je le laissais tourner dans ma tête, je le goûtais, et cela me plaisait.

Lorsque les choses s’ouvrent, lorsque l’on défait les plis, là je n’aime pas du tout. Le cœur à vif, je n’aime pas du tout, par exemple. C’est qu’il n’y a même pas de dépli, simplement c’est tout plat, trop tendu, ça fait mal, on ne peut pas plier sans faire mal encore plus. Parfois je t’ouvre mon cœur, mais tu ne replies pas, alors il reste là, comme ça, à saigner. Tu ferais mieux de me le dire avant, ainsi je n’ouvrirais rien du tout.

Maintenant, je commence à vouloir replier. Tout est trop extérieur, trop tendu, trop vulgaire. Ni désirable, ni confortable. Une toile tendue pour battre le tambour. Juste un pli, un repli, et tout va mieux.

Pour celui qui n’a pas de limites, tout plat à l’infini, il est nécessaire de placer des limites. Parfois elles viennent d’elles-mêmes. Par exemple, il existe des gens qui se sont laissés aller au plus grand nihilisme. Et bien, lorsqu’ils ne sont pas morts, pulvérisés, éclipsés dans l’espace sans limites, ils ne sont pas très beaux à voir. Leurs limites, ce sont leurs marques, par exemple leurs maladies, leurs organes endommagés, leurs dépendances dont ils n’arrivent pas à sortir. Ils étaient magnifiques, et les voilà déchets. Placer des limites, dans un espace tout vide, sans protection aucune, sans la vie de gens bienveillants derrière la porte à propos desquels on imagine un quelconque repli, sans même le drap bordé pour nous que l’on sert dans notre main, ce ne peut être que faire un repli sur soi. Repli sur soi un peu comme l’homme se courbe, la tête contre le ventre, face au vent trop fort (mais lui c’est aussi pour protéger son chapeau haut-de-forme, que ses mains pendent, et ses épaules avec, où qu’elles détiennent quelque pauvre ou même cher trésor dans le creux de son ventre).

Repli pour un corps épinglé, si maigre qu’on ne peut même rien pincer, la peau et les nerfs trop tendus, et puis l’espace autour, et les tensions sans cesse entre lui et tous les autres, chaque qu’ils se rencontrent. Trop habitué que dans son repli on vienne à l’attaquer, ne rêvant depuis longtemps que de grandes sorties, choisies, préparées, attaques millimétrées, juste avant le repli, le retour dans sa zone à l’abri.

Toute cette histoire projetée sur un plan que sexuel, comme savent le faire les dévoileurs de pacotilles, « cynisme : délire des lieux communs », ne fait dessiner une bite qui, dure, ne sait trop où aller, et se réfugie dans le repli, cette tristesse, cette mélancolie, n’étant que l’expression d’une petite bite molle.

Les petits mondes que j’ai croisés m’ont toujours fait peur, car il m’est odieux de les imaginer, despotiques, régenter seuls une vie, qu’une vie ne soit prise que dans l’un d’eux, trop étroits, dans lesquels, pourtant, on peut facilement être, il ne s’agit ensuite que de couper et régler les « problèmes ». J’ai toujours souhaité le côté évasé de l’entonnoir pour moi-même, côté ouvert, un champ illimité, ce qu’on appelle, je suppose, bêtement la liberté. Aussi ce repli ne doit-il pas fonder un monde. Curieux cette tendance à vivre dans l’instant, sans mémoire, à devoir constamment, pour ne pas sombrer (il n’est même pas question de la prendre en compte), se rappeler ce qu’il y a ailleurs, ou plutôt que mes deux pieds s’ancrent dans un sol dont je ne connais, à chaque instant, qu’un petit bout.

Au cours de l’écriture, je me suis rappelé, également, dès le début, cette tendance qui est la mienne d’être sensible aux ambiances, aux mondes. Il en faut peu pour cela, oui vraiment très peu, mais sans doute au fond ne s’agit-il que de bienveillance, car ne suis-je conscient d’une ambiance ou d’un monde que lorsque je commence à être un peu assoupi, mélancolique. Introduit à l’un d’eux, je ne suis plus moi. Je baigne dans ce monde. Mais touriste, toujours, ou voyageur, appartenant à une autre contrée que je ne connais pas.

Il est facile, enfin, de ne pas respecter les replis. La raison cynique le sait bien, elle qui glorifie les verges dures et les trous ouverts bien profonds, sans même penser, dans toute son agressivité, insolence supportée, garantie par un pouvoir qu’elle dit souvent, étrangement, détester et combattre. Les cyniques aiment les enfants à peu près autant qu’une féministe d’il y a trente quarante ans, comme la mère du personnage principal de Millenium People de Ballard, ou celle de celui de Choke de Palahniuk. Il est facile de déplier sauvagement. Ce qui peut être déplié doit l’être, n’est-ce pas, ce qui ne résiste pas au pouvoir doit être détruit, sinon, si l’on se replie là, un pouvoir bien ennemi viendra tous nous tuer ou nous réduire en esclavage, il ne faut pas qu’il y ait de prise possible. Dans Choke, la mère dit à son fils, juste avant de mourir d’un cancer : « je me suis opposé à tout, tout le temps, dans ma vie, j’aurais bien aimer construire quelque chose, j’aurais dû commencer par là », esclave de ce qui, dit-elle, l’oppresse. Finalement ils cherchaient le grand repli, le pli indépliable, le vrai pli qui ne soit pas encore un pli fait au fer rouge, ou fer à repasser, comme le bétail, les corps viande et échange des sociétés archaïques, la corps assigné à sa place par un pouvoir auquel il ne peut échapper sans mourir à coup sûr. Replier le corps après 14-18, après Auschwitz, Hiroshima, Tuol Sleng, Srebrenica, Bagdad, pour que plus jamais ça, pour qu’enfin décider pouvoir nous seuls de quoi.

Il est sans doute temps de chercher des replis, et pas que pour les suralimentés que nous sommes. La civilisation de la chatte et de la bite parvient enfin à se faire piquer la tête, auréole terne d’épines, dans la guerre en Irak. Les critiques, désespérés, se meurent, s’ils ne jouent du système.

Un voile, un drap, la mort, limite notre vie.


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