mardi, novembre 28, 2006

Le remake-pour-soi

Le remake.
Cf. Thierry Davila, ‘‘Histoire de l’art, histoire de la répétition’’, Fresh Théorie II, pp. 189-205.

Aussi on se peut se poser la question, puisque Duchamp disait que c’est le spectateur qui fait l’œuvre, du remake-pour-soi.
Quoi de plus courant, en effet, que cela ?
Pur usage des artefacts, comme d’ailleurs de toute chose, qui se contente de se laisser réapprocher, sans forcément déjà être une reproduction (mais sans non plus, évidemment, être pur évènement).
Revoir un film, relire un livre, retourner au musée voir un tableau, revoir un paysage, revoir Unetelle…
D’un côté la pure rencontre, l’évènement de tel artefact, de telle femme dans ma vie. Et donc la rencontre à nouveau, la répétition (impossible ?) de l’évènement. C’est la chose et la rencontre est unique.
De l’autre la simple rencontre, mise en présence, simple mais particulière chose parmi d’autres, que l’on découvre. C’est une chose et la rencontre peut se reproduire.
Là l’intensité est telle qu’elle atteint une autre nature qu’ici. Amour dans les deux cas peut-être, de natures différentes : ici l’habitus, là l’unique (l’unique rompt l’habitus, branché directement sur l’être qui d’habitude n’est pas, un être abstrait et plus profond).
Là l’émotion, jusqu’à la crise mystique. Le moins de compréhension possible, ou par-delà les émotions, dans la décantation peut-être. Ici d’emblée la compréhension, rapport athée au monde, aux choses, aux êtres (athée : la joie tranquille du retour de ce qui n’a pas de fond, rien derrière, rien ailleurs).
Le remake pour soi peut être la fidélité à un évènement (et sa répétition, si elle est possible), mais alors souvent les retrouvailles sont détachées de l’élément essentiel de l’évènement, par exemple on retrouve les lieux d’un amour passé : l’émotion est autre, attachée au souvenir.
Le remake pour soi peut être la répétition d’une simple rencontre. Les affinités, le creusement de l’habitus, se font croissantes. On s’habitue, les frontières qui marquent les corps s’estompent.
Je regarde un film à nouveau, je lis un livre à nouveau. Ni moi, ni le livre, ni ma lecture, ne sont semblables à chaque fois (pour l’évènement, au contraire, il faut espérer les mêmes conditions de rencontre). On s’apprivoise, comme dirait l’autre.
Les œuvres d’art sont naïves, romantiques, car elles se donnent une fois pour toutes. Elles peuvent être reproduites, comme s’en inquiétait Benjamin, et alors ? On peut les refaire, comme le montrait Duchamp avec ses ready-made, et alors ? Parce qu’elles sont reproduites à l’identique : et alors ? Peuvent-elles prendre en compte ce remake pour soi, ou cela n’appartient qu’à nous ?
Par le retour sur l’œuvre, c’est finalement moi qui compte plus que l’œuvre, l’œuvre elle-même est déjà œuvre pour moi. Mozart invité au Vatican fait plus que sortir le Miserere d’Allegri du sérail pour l’offrir, grâce à sa mémoire, au monde, ou probablement déjà à la cour d’Autriche. Il ne rend pas possible la répétition de l’évènement, mais se la répète pour lui-même. Il s’agit là d’un des grands remakes- pour-soi modernes : grâce à sa mémoire, le Miserere devient sa chanson à lui, en quelque sorte. Quotidiennement, chacun d’entre nous avons en tête des chansons bien connues. L’exactitude de la mémoire, chez Mozart, est un tribut au caractère évènementiel du Miserere d’Allegri, mais il rare, dans notre tête, que les chansons se répètent à l’identique. Bien souvent même, quelques notes seulement trottent, puis s’agencent à d’autres notes d’une autre chanson, parfois même elles sont déformées, le tout construisant la bande sonore de notre moment présent, au point qu’il n’est pas rare que nous ne nous rendons pas compte des musiques qui nous trottent en tête.
Il y a des remake-pour-soi imposés, comme Nuit et brouillard sur ARTE ou les films de de Funès sur TF1. Certaines informations au journal télévisé, ou même, d’une certaine manière, les séries télévisées. Les poèmes qu’on apprenait par cœur à l’école et les morceaux que le musicien répète inlassablement — mais restons plutôt spectateur.
Il y en a d’autres que l’on recherche. Certains films, souvent très grand public, ont été vus des dizaines de fois par certains accros. On en avait parlé, pour la première fois il me semble, et même peut-être la dernière, alors que Titanic était sorti depuis plusieurs mois et n’avait pas disparu des écrans. C’était presque à qui l’aura le vu le plus de fois. Je me rappelle, si je ne me trompe pas : 27, 42, 74 fois, trio gagnant annoncé dans une émission quelconque. Certains relisent souvent le même livre. Le livre de chevet, le livre emmené sur une île lointaine.
La notion de remake-pour-soi ouvre sur une théorie du confort, mais permet également, à défaut de le saisir de fait, de cerner, ou du moins de sentir, l’habitus.
Comme tout ce qui est fondé sur la répétition, l’oubli joue un rôle des plus majeurs. Ce qui explique, tout simplement, que le paysage où je me déplace tous les jours n’est pas forcément pour moi un remake. L’oubli et l’aveuglement, même la répétition de l’oubli concernant une seule chose, sont absolument nécessaires.
Je m’imagine ainsi un livre qui raconterait la rencontre et les remake-pour-soi successifs d’un être humain et d’un film (ou un livre, ou quoi ou qui que ce soit d’autre).
Mais j’ai du mal à imaginer une œuvre d’art qui prenne en compte ce phénomène. Je peux essayer d’imaginer des tentatives de prise en compte, mais pas l’œuvre d’art qui le ferait véritablement. Peut-être existe-t-elle, je ne sais pas, je ne connais pas grand-chose. Mais il semble difficile de dépasser le manque-du-spectateur propre à toute œuvre d’art, propre à ce remake-pour-soi surtout. C'est-à-dire : il faudrait dépasser cette nécessaire coupure, sans, évidemment, tomber dans le piège de l’onanisme, le spectateur n’ayant de son côté besoin de rien ni de personne, l’œuvre jouant du sien elle-même et sa répétition pour quelqu’un d’autre. Même si elle se donnait différente pour chacun, selon, je ne sais pas, des machines permettant de donner à chacun ce qu’il veut voir et entendre, cela n’irait pas du tout dans le sens voulu.
Parce que le remake-pour-soi marque le basculement de point de vue : ce n’est pas l’œuvre qui compte le plus, mais celui qui la regarde. Ce n’est même pas l’artiste, comme chez Duchamp, aux dépends de l’art. C’est l’être humain aux dépends de l’art, de l’œuvre et de l’artiste. Evidemment, ce n’est pas la communauté conviviale communiant.
Davila parle de 24 Hour Psycho de Douglas Gordon, par exemple, imontrant bien qu’il s’agit de la répétition d’une œuvre d’art. Une répétition qui est « un simulacre, une image qui, même si elle s’appuie sur une trame préexistante, possède en elle-même ses propres moyens d’interrogation du point de départ, d’analyse dans la durée du film premier et, par conséquent, d’invention d’une forme finale » (p. 196). Du simulacre et de la répétition, en s’appuyant sur Tarde, Davila écrit encore : « les hommes sont ainsi imitatifs en inventant : il ne s’agit pas de reproduire le même mais de reprendre ce qui a été inventé pour le rendre inassimilable et unique, pour le faire varier, pour le déranger, et pour inventer à nouveau, pour reproduire des phénomènes sans répliques » (p. 201).
Ainsi l’œuvre d’art peut être un simulacre, mais il reste à savoir si elle peut montrer l’habitus qui se joue ici. Celui de l’artiste. D’un autre côté, il y a toujours des spectateurs, avec comme une décision à prendre, qui engage irrémédiablement dans la suite des évènements : être artiste ou spectateur (on peut devenir artiste ensuite), étant spectateur engageant sans retour à ne pas laisser de traces.
Les œuvres dont parle Davila ne montrent pas l’habitus, mais également sont simplement des remakes purs et simples. D. Gordon n’est qu’un monteur dans son dispositif (il ralentit le film Psychose d’Hitchcock de 24 à 2 images par seconde, le film durant ainsi 24 heures).
Peut-être une nouvelle génération d’œuvres d’art viendront-elles au jour, qui réconcilient l’homme avec lui-même (voie qu’a très vaguement commencé à suivre Sophie Calle), avec ses objets, avec son histoire, ouvrant par ailleurs une fenêtre sur le réel.
Contre la simulation : le simulacre, disait Baudrillard…
Dans le même ouvrage que Davila, Tom McCarthy écrit (p. 565) : « Heidegger comprit que le langage est moins un véhicule du contenu qu’une structure qui nous dépasse et nous transforme, nous plaçant dans la « clairière », ou « l’ouverture » d’une « parole qui change toutes choses » ».

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