samedi, février 03, 2007

[Seul contre tous, de Gaspar Noé]


Seul contre tous (Gaspar Noé, suite de Carne, court-métrage résumé au début du film) : « … et cet amour on nous l’interdit. Non pas parce que c’est mal, mais parce que c’est trop puissant. »

Juste avant, toute une logique disparue : « De toute façon, la taule c’est pas la fin du monde, et dans le pire des cas, je pourrai toujours me pendre. Peu importe, même si on me coffre, j’aurai au moins ce moment auquel m’accrocher. Et la satisfaction d’avoir réalisé mon désir, et pas celui de ceux qui m’entourent. Finalement, ma vie pourrait avoir un sens : te protéger… et t’apporter tout le bonheur que personne d’autre ne te fournira jamais. T’es ma fille à moi, et je ferai de toi… une femme. On le fera. Et on sera heureux. Et ce sera notre secret. De toute façon, qu’on le fasse ou pas, ça changera pas le cours de l’humanité, et pour toi et pour moi ça changera tout. Les gens croient qu’ils sont libres, mais la liberté ça n’existe pas. Il n’y a que des lois, que des inconnus ont fabriqué pour leur bien, et qui moi, me verrouillent dans mon malheur. Et parmi ces lois, il y en a une qui dit que je ne dois pas t’aimer. Parce que tu es ma fille. Et pourquoi ? Et cet amour on nous l’interdit… ce n’est sûrement pas parce que c’est mal… mais parce que c’est trop puissant. Mais dans notre cas, je ne vois que ça. Je t’aime. Un point c’est tout. »

Il y a des histoires de transfert et une histoire de trouver du sens sur fond de chaos, de désert, de nihilisme culturel. La morale est celle du désir, du bonheur, de la réalisation de soi, avec ce qui est là, avec ce qu’on a. Tous les transferts sont autorisés, tous les sens possibles. Pour, ici et maintenant, pouvoir se dire que finalement la vie valait peut-être le déplacement.

Au fond c’est ça la question, la seule. Trouver du sens, une culture, lorsqu’il n’y a rien. Horizon du bonheur, ou seulement de la consolation. On remarquera que lorsque ces propos du père ex-boucher tombent, lui et sa fille sont déjà morts. Culture fondée sur le désir, mélangeant le sexe et l’amour, entérinant ce mélange né de l’invention récente du sexe dont parle Foucault : on remarquera que chez Lévi-Strauss, l’interdiction de l’inceste — par ailleurs loin d’être observable telle qu’il la dit, dans le seul registre de la filiation — concerne le mariage, la filiation, et non pas le sexe : ce mélange du désir, de l’obligation et des sentiments nous est propre, historiquement pour le rabattre sur le seul mariage (d’où que tout un pan de la littérature et du théâtre au 19e ne traitât que de l’adultère).

Le film essaye de montrer tous le processus conscient du père boucher qui l’amène là, à tout rater, à tuer sa fille puis lui-même après avoir fait l’amour avec elle (« ce n’était pas si bien que je l’avais imaginé », se dit-il du reste juste après). L’histoire d’une trajectoire de vie qui est autant une descente aux enfers qu’une montée vers la lumière : à la fin, mourrant, dans les propos toujours off et lorsque la caméra sort de la chambre pour fixer la rue, il trouve le point d’orgue de sa vie.

Le film raconte toutes les difficultés, voire l’impossibilité, de cet habitus bourgeois, de cette loi, à s’implanter dans la classe populaire (c’est encore la classe ouvrière, celle des faubourgs, des usines et des petits commerces glauques, du racisme, de la CGT et du PCF, celle de la crise : le film se termine en 1980), et également l’inexistence d’une culture propre à cette classe populaire, l’obligation d’en trouver une au fil de la vie, suivant les évènements, comme celle fondée sur l’inceste que le père finit par justifier.

C’est cette construction d’un discours, d’un habitus, d’une culture propre qui est salutaire. Cela s’oppose aussi bien à la loi, ces impératifs sociaux qui se présentent sous l’angle du juridique à qui ne les respecte pas et qui sont faits pour aller de paire avec un certain habitus ; qu’aux tentatives socio-cul et à ce qui n’avait pas encore trop atteint son environnement (pas plus que le socio-cul, d’ailleurs) : la culture médiatique de masse (Coca-cola, le rock et la musique en général, les films, Internet, etc.). Moment charnière, moment de crise, entre l’existence d’une culture ouvrière constituée et le petit-embourgeoisement de la société, c’est là que le film prend place : la crise, là où la création est possible.

Plutôt que relater l’histoire d’une bande de jeunes créant la culture de demain comme on raconterait par exemple la naissance du rap dans les banlieues de New York, soit l’histoire de futurs winners ou comment la renaissance est apparue au beau milieu de la crise glauque, le film raconte l’histoire d’un vieux qui s’enfonce tout au fond de la crise et dont la vie n’en sortira pas. Un anti-héros ‘‘anarchiste de droite’’, en somme. Qui appartient indéfectiblement et toujours plus à la crise, et ne fait que rechercher la rédemption, la note finale qui donnera sens et joie à sa vie, l’amour, lier quelqu’un d’autre dans sa chute, une belle chute (on a ça aussi chez Bukowski ou dans les chansons de Thiéfaine). Plutôt que d’instaurer un nouveau pouvoir, une nouvelle normalité, cela pourrait instaurer une nouvelle contestation, une culture lame de fond, une reconfiguration culturelle sous les lois, qui ne font jamais brimer l’individu, quelles qu’elles soient, pour peu que l’on ne s’identifie pas à elles (et pour s’y identifier il faut avoir la vie qui va avec : ceux dont c’est le cas estiment avoir de la « chance » et en sont jaloux, rejetant les autres à leur propre faute, manque de travail, tare congénitale, éducation, etc.).

Ne pas sortir de la crise, c’est la supposer éternelle, qu’il n’y aurait qu’elle, ne serait-ce que comme condition de création à toujours reconduire (Proust : il n’y a que la souffrance qui forme). C’est dépasser la crise par l’individu, par ses inventions. Cyniquement, ne dit-on pas que l’art n’est jamais aussi bon qu’en période de crise ? A entendre ceux qui ont « pour mission de faire tenir la société » (Ballard), seule la reconstruction, la renaissance, après la crise, est intéressante et digne d’éloge, tout ce qui appartient à la crise est à mettre au panier, à oublier : il y a un saut à faire, il faut s’arracher ce que l’on a connu, inventé, dévoilé, désiré, au fond tout ce que l’on a construit, tout ce qui nous a formé, pour se plonger dans un brand-new world qui ne nous appartient pas mais auquel il faut se conformer. Or toutes ces créations, ces nouvelles configurations, qui n’ont pas la brillance de la gloire, sont bien plus intéressantes et plus humaines, ne serait-ce parce qu’elles sont les trésors que l’humain est allé cherché au fond du néant, du désespoir, de la déchéance, les quelques lingots qu’il a pu ramener, forgés dans une lutte contre le néant, la désolation, la mort. Lorsqu’un nouveau pouvoir s’installe, oublier tout cela, ou plutôt le refondre dans son propre projet, est la première motivation qu’il a. Et s’il ne peut récupérer, il oublie, il nie, parant ce qu’il oublie ou nie des haillons du désastre.

Mais pour l’individu seul, ce que ce père boucher arrive à faire, est tout ce que peut espérer un humain (sur un fond moins glauque, généralement) : se trouver, bâtir sa propre culture (sans prendre en compte les détails de la sienne, il n’est qu’un exemple significatif). C’est cela qui rend heureux, et c’est cela qui élève les humains.


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