jeudi, novembre 23, 2006

Répétition

Chacun répète ce que disent les autres, en langage le plus simple : parle après. Même le bienveillant vient après (comme Platon avec Socrate, nous dit Tom McCarthy, dans ‘‘Appel à tous les agents’’, in Fresh Théorie II, p.555 ; Socrate est écouté par Platon, mais à l’inverse Platon écoute Socrate et n’entend que ce qu’il veut entendre : « Platon a fait écrire par Socrate tout ce que Platon voulait entendre en prétendant qu’il le recevait de lui », après quoi McCarthy dit, après Derrida (La Carte Postale), qu’il s’agit là d’une « histoire de cul entre « deux travestis en robe » » ; qu’il s’agisse de « psychanalyse à deux balles » ou de profonds signifiants, peu importe, de manière neutre, on peut tout aussi bien parler de la répétition comme le font d’autres auteurs dans ce livre, sans verser, comme aiment à le faire les anglo-saxons, naïvement et directement vers le (soi-disant) signifié à travers une ronde des signifiants).

Chacun tente de bâtir quelque chose, quelque chose comme un cône, petite pyramide, petit temple, recélant nécessairement une crypte (mot fondamental chez McCarthy). Aussi important comme cavité, à l’intérieur, que comme cône, à l’extérieur. Construction de soi, érection de soi. Soit un cône, pointe en l’air, soit à l’inverse, non un cône, mais côté pointe évasé, vers les profondeurs. Symboles simples non dirigés vers une explication sexuelle, pour autant que rien ne va vers le sexe mais que beaucoup de choses en proviennent (formes et signifiants) (le sexe, donc le corps, étant ce qu’il y a de plus commun, mais aussi de plus soustrait à la mise en commun, de plus personnel mais également de plus soustrait à chacun, et donc mystère et interdits, beaucoup de fantômes, soit formes et signifiants [comme par exemple un lapsus est un fantôme], en proviennent).

Dans un texte cela se manifeste de deux façons : ou bien creuser, ou bien ériger. On creuse le texte, ce que l’on répète, on érige le sien, soi-même. Mais on peut également faire l’inverse, ériger l’autre, se creuser soi, ce que l’on remarque souvent, principalement chez les humbles de la pensée, les pauvres nuls qui hissent au drapeau citations et auteurs et ne passent leur temps qu’à se demander ce qu’ils pensent eux, citations et auteurs restant à jamais non touchés, mais fascinants, non creusés et brillants, ce qui s’allie, au besoin, à une simple découpe passablement rageuse, par le biais, par exemple, de l’insulte, et une affirmation de soi pure et simple, qu’elle soit plus ou moins dite (« je suis le meilleur » ou affirmation avec force de ce qui nous tient lieu d’idée comme d’une vérité absolue) ou cachée (secrète vanité pas forcément perceptible pour le lecteur).

Il n’y a pas une dialectique entre ériger et creuser. Il peut y en avoir une, mais pas nécessairement, et ces symboles existent en dehors de ce qui les a vus naître. Bien que peut-être un esprit tatillon puisse toujours voir l’un et l’autre, ne serait-ce que par contraste.

Pour moi, naïvement, il s’agit forcément d’un sujet à ériger, soi-même. Creuser, à l’inverse, ne vise pas en soi à ériger, mais à le rendre possible, comme Alizart note dans le prologue à propos de la politique des Deleuze et consort, et au contraire du marxisme : toujours creuser, « évider le vide » comme dit Blanchot. Il ne s’agit pas là d’ériger ensuite, ça c’est le marxisme, qui veut remplir le vide. Creuser permet d’évider le vide, mais permet aussi d’ériger l’autre, serait-ce en négatif, serait-ce pour le couper, ou au contraire pour stèle se recueillir.

Il y a les deux mais ils sont des dénominateurs, des clés qui, dès qu’on les utilise, nous emmènent dans des chemins qui partent dans tous les sens. Possibilité de cartographies, réelles ou délirées, peu importe, car coder et décoder marchent d’un même pas, se répondent mutuellement, dansent et laissent des traînées sur la piste, qui elles au moins sont, on ne peut pas le nier ; c’est ici que prend tout son sens la phrase de Nietzsche selon laquelle tout seul on n’est rien, mais à deux on ne peut déjà plus les nier ; voir aussi l’idée de Latour de suivre les acteurs eux-mêmes, sociologie des « locae ».

Qu’on ne comprenne rien à quelque chose n’est pas grave, si deux au moins se comprennent, il y a quelque chose, et en regardant, en écoutant, on peut déjà commencer à comprendre. C’est d’ailleurs l’une des différences entre le sociologue et le psychanalyste, celui-là n’étant pas l’un des deux quand celui-ci l’est nécessairement, et celui-là ne comprenant, généralement, jamais rien (et quand il essaye de comprendre, de participer au jeu, c’est souvent lamentable, au point que déprimé il finisse par laisser les gens parler, s’en tenant à un rôle d’enregistreur, comme l’a fait Oscar Lewis, et c’est encore bien mieux).


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