jeudi, novembre 23, 2006

Sans titre

Aller à la recherche de l’information. C’est insupportable. Réduit à moins que rien me sent, et tous ces gens qui parlent et écrivent et agissent, aux sourires grands brillants, bien installés caméra face à eux et moi tout retourné. Ça lamine. Pas longtemps pourtant mais suffisamment déjà. Et pour peu que tomber sur une personne particulièrement entreprenante, au sourire particulièrement brillant face à l’appareil photo, c’est complètement déprimant. Malgré tous ses diplômes et son activité, sa tête ne me revient pas. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que son site semble être sa propre publicité, un peu à sa gloire alors qu’à part pondre des analyses, organiser des évènements culturels, des colloques, avoir les dents très longues, elle n’a rien de spécial. Avoir les dents très longues. Ça doit être ça. Ces gens m’apparaissent particulièrement aliénés, mais c’est l’aliénation la plus valorisée, elle est très valorisée, et, à vrai dire, lorsque des chercheurs, voire même des gens censés penser, se mettent à jouer le jeu du monde, cela me fait un peu peur.

Et puis je m’imagine entouré de pleins de gens, un peu comme je me sens dans une bibliothèque. Je suis entouré par tous ces gens, qui ont tous tellement de choses à dire, tellement dit de choses, tout un univers derrière eux, et eux ils me regardent, sans rien dire, en attendant que je parle, le regard neutre, mais pas indifférent, sans même sembler attendre de tomber sur leur proie. Ils sont tous là et moi d’un coup je n’ai plus rien à dire. Je commence alors à avoir envie de m’énerver, de leur dire de relire ce qu’ils ont écrit si c’est si bien, s’il y a déjà tout. Moi je voudrais commencer à parler, je veux bien, mais bon, le problème, c’est qu’à peine je vais dire quelque chose que tout le monde va me tomber dessus, même de manière mesquine s’il le faut. Parce que je n’ai rien compris, voyez-vous. C’est tout simple.

Eux ont dit plein de choses, mais il ne s’agit pas de dire quoi que ce soit. C'est-à-dire. Il ne s’agit pas de chercher ce qu’il y a à dire, mais dire ce qui est dit autour, avec de légères variantes peut-être, mais il faut répéter, tout bêtement, sans chercher à parler soi, sans chercher ce que l’on veut dire (surtout que le problème est d’avoir d’autres influences ; pour bien faire, il faudrait avoir accès aux seules productions d’un petit milieu donné). Cela crée des effets étranges. Par exemple, vous pensez quelque chose, qui vous vient à l’esprit. Si vous le dites, tout le monde va vous tomber dessus, en vous prenant pour un fou, un imbécile, ou tout simplement un pauvre mec qui a fait une erreur. Vous vous taisez mais n’en pensez pas moins, et pof, que ne dit pas l’un d’eux, un peu plus tard, et tous de méditer gravement avec, comme une nouvelle donnée importante, une nouvelle évidence que personne n’avait vu ? Exactement ce que vous vous étiez dit, comme par hasard. Pourtant il y a des choses que l’on sait, mais l’être humain, et peut-être particulièrement l’homo institutionnicus, semble éprouver le plus grand mal à accorder sa pratique à son savoir. Par exemple, on sait que dans une situation donnée, un certain nombre de choses peuvent advenir, notamment des idées dans la tête, qu’elles appartiennent à la situation (et une école, comme on le dit art ou en philosophie, ou une discipline, par exemple, fonctionnent comme des situations), et pas du tout à chacun. Alors non seulement ils vont conserver cette petite propriété, cette petite gloire et cette petite concurrence, ça on s’en douterait, mais chose étrange, ils vont faire comme s’ils étaient tous au sein de la situation, au sein de la discipline ou de l’école, à tel point qu’ils ne la voient pas comme un tout (dont, comme chaque tout, on ferait mieux de se débarrasser au plus vite par quelques phrases compréhensives et lapidaires), et, complètement aliénés, ne cherchent pas, individuellement ou collectivement, ce qui est possible, mais passent leur temps dans une lutte de classement, qui consiste notamment à dire les choses avant les autres, mais pas trop non plus parce que sinon on est exclu. C’est une lutte de classement entre des concurrents qui se classent les uns les autres. Et puis bien sûr tous les concurrents étant égaux, le moindre pet semblera un propos prétentieux qu’il convient d’écarter au plus vite.

C’est le monde de la répétition, mais de la répétition a minima. Non, en fait, soit vous êtes regardé de près par les autres, et vous les regardez également de près, et alors vous êtes semblables, vous vous reconnaissez l’un dans l’autre, et vous sentez tenus, sans trop savoir pourquoi, de rester proches ; la répétition sera presque sans variation. Soit vous regardez les autres de loin et êtes regardé de loin, mais sans que ce regard cesse ; là vous répétez avec de plus grandes variations ; le moyen de ceci est d’être bien ancré dans le système, et, de plus, la répétition répète quelque chose comme la discipline elle-même. Si vous n’êtes pas dans l’institution, ou si n’y êtes rien, vous êtes le dernier des derniers, et vous avez intérêt à répéter sec, parce que sinon les petits répétants vous tomberons dessus avec toute leur haine accumulée à force de promiscuité, sans même dire que plus est petit, dans un temple comme dans n’importe quelle structure, plus l’on est ‘‘traditionaliste’’, complètement paranoïaque, croyant incarner la structure elle-même, gardien et garant, sauf, bien sûr, à ne pas trop compter sur ce qui ne nous assure que moyennement pour mener notre vie.


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