vendredi, novembre 24, 2006

‘‘3e mois américain à Grenoble’’ et gouvernementalité « néo-libérale » :

Dans notre ville qualifiée l’an dernier dans le Courrier Internationale comme la plus américaine des villes françaises, se déroule jusqu’au 17 décembre le « 3e mois américain à Grenoble ». Le titre est ‘‘Drive in — A travers le mouvement’’, le sous-titre ‘‘Musiques, lectures, vidéo, photographie… à travers la ville’’.

C’est organisé par l’Association LIA, qui se trouve, si j’ai bien compris, dans ce semble-t-il nouveau Lieu d’Images et d’Art au sommet de la Bastille, et soutenu par la ville de Grenoble, les universités, les étudiants, et une librairie et deux cinémas privés.

On peut être étonné à voir le programme, personnellement je ne pensais pas qu’il serait question d’une telle caricature, notamment avec la diffusion de Badlands de Malick, Une histoire vraie de Lynch et Easy Rider d’Hopper, films vus cent fois, vidéo club grand public (enfin, je n’ai pas vu Point limite zéro de Safarian, histoire de cours poursuite entre un vétéran du Vietnam et des flics de l’Ouest). Aussi le cycle des Cremasters était déjà passé l’an dernier, il me semble, ou lors de la première édition. Bon, le reste, je ne connais pas, c’est vrai, et on pourra noter la présence de Brice Mathieussent le 2 décembre.

On peut se demander de quoi est-ce que c’est la communion. L’affiche me fait penser à l’exposition propagande de l’Institut pour la Ville en Mouvement présentée à Grenoble dans la vitrine de la mairie, La Plateforme, l’an dernier. L’affiche et également cette conception clivée paraît-il éminemment signifiante de la culture capitaliste, qui apparaît à la fin du programme : « Le voyageur est un dilettante. « Partir/Revenir Rester/Traverser Flâner/Regarder… » ». Question de forme surtout, mais tout est dans la forme.

Il y a une espèce de communion, là, quelque chose à quoi l‘on nous convie. Je ne vais pas parler de conversion, mais ce n’est pas loin. Ce qui me dérange est que l’on nous présente ce que l’on connaît bien sous les auspices de l’étranger, du différent qu’il faudrait découvrir, ce qui pourrait passer s’agissant d’un mois consacré à la culture burkinabaise ou même chinoise, car dans ces cas il s’agirait d’un contenu moulé dans une forme correspondant à notre culture, mais ici la forme est livrée avec, et je suis vraiment désolé, mais je pense beaucoup à cette exposition-propagande « Bouge la ville ! L’architecture en mouvement » et à la seconde guerre mondiale.

Je veux bien considérer qu’il s’agit de présenter des auteurs comme John Fante ou Bret Easton Ellis, et pourquoi la Beat Generation, Bukowski et d’autres. Mais on pourrait se demander s’ils ne sont pas compris comme des aménagements culturels d’une société capitaliste, voire biopolitique (le néo-libéralisme déjà analysé par Foucault il y a vingt-cinq ans), une sorte de tapisserie des murs ou de l’intérieur d’un monde finalement adoré, ou du moins accepté.

Deleuze & Guattari écrivaient dans L’Anti-Œdipe au sujet de Kérouac puis de la littérature américaine : « n’est-ce pas le destin de la littérature américaine de franchir limites et frontières, de faire passer les flux déterritorialisés du désir, mais toujours aussi de leur faire charrier des territorialités fascisantes, moralisantes, puritaine et familialistes ? » Ne s’agit-il pas ici de prendre ces deux aspects à la fois, mais de les situer déjà dans un carcan défini, l’organisation peut-elle faire autre chose que tout cadrer, assigner, territoire « fascisant » dont rien ne sort, aucune « ligne de fuite ». C’est ceci qui me dérange. Le mouvement, en tant que ligne de fuite, est véritablement une fuite, et elle appartient, disent Deleuze & Guattari, au prolo nègre et non au blanc WASP, au révolutionnaire et non au pouvoir ou aux réformateurs. Cette récupération du mouvement comme ligne de fuite, cette essai de récupération du « schizo » deleuzien, au profit d’un « voyageur » bien différent de celui dont parlait Nietzsche (dit par Deleuze, mis en musique par un américain de musicoc, Pinhas), qui est encore moins qu’un touriste du territoire où il vit : déjà un touriste dans sa propre ville, et puis un atome livré aux flux organisés, qui peut toujours ‘‘capter’’, transporté, quelques images, qu’elles soient esthétiques ou d’information, l’ensemble de ces images peut-être constituant, sur les murs de la ville comme des ‘‘beaux tags’’ (comme si le tag devait être beau) la culture valorisée par le pouvoir, chantée par les administrée, un peu comme si, finalement, Nikodem n’avait pas peint une jolie mignonne fresque où chantent les oiseaux et s’étalent à plat les champs sur les barrières du stade, mais avait peint le stade lui-même, avec un peu de flou artistique, des lumières orange et un peu de nuit.

Le club de foot se pare d’une esthétique manga, la ville de Grenoble profite d’un emballage « américain », on a un maire qui pourrait en apprendre à Jack Lang sur le pouvoir de la « culture », un magnifique « pôles de compétitivité » mondial dans les nanotechnologies et autres neuro-bidules, tout va pour le mieux, nous sommes tellement fiers d’être grenoblois !

Je suis un peu, con, aussi, et j’ai trop lu de littérature américaine. Parfois, le soir, je rêve que le ciel cobalt irradie toute cette merde.

Ici se pose la vérification de Deleuze : les lignes de fuite sont-elles encore possibles ? l’organisation « d’évènements culturels » peut-elle laisser un peu de place à la « culture » ou à ce qui pourrait en prendre la place ? « l’involontarisme » politique peut-il apprendre du Tchouang-tseu comme le propose David Rabouin, et compter avec les flux pour changer quelque chose, ou ne peut-il que rester à « évider le vide » et laisser s’épanouir des territoires figés, définis par des organisateurs culturels comme par des techniciens en politique comme en science, à l’intérieur cynétiqualiénant ?

Je ne suis pas qu’un pauvre con de ‘‘réac’’ franchouillard, mais je ne reconnais plus mon ciel, comme n’importe quel paysan dont le territoire a été pris en main et transformé par les « gens de la ville », au profit d’on ne sait trop quel pouvoir.

Foucault analysait le pouvoir biopolitique, ce que certains appellent « néo-libéralisme », en disant qu’il s’agissait d’une « gouvernementalité », c'est-à-dire « un ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques », la gouvernementalité impliquant, note cette fois Laurent Jeanpierre, « que les sujets puissent aussi agir, sous certaines conditions, comme producteurs d’une liberté et d’une puissance par lesquelles leur assujettissement, pourtant, se renforce […] Une gouvernementalité comme le libéralisme ou le « néo-libéralisme » est ainsi toujours l’effet de l’articulation entre plusieurs « technologies de pouvoir » et des « techniques de soi », entre des dispositifs et des dispositions entretenues » (L. Jeanpierre, ‘‘La mort du libéralisme’’, in Fresh Théorie II, p. 408 et p. 409).

De plus, ce « néo-libéralisme » se caractérise comme souhaitant parvenir à ce que les sujets sociaux se comportent comme dans les postulats autant infondés que non pensés de Raymond Boudon, et même ordonnant ce que beaucoup d’autres sociologues se plaisent à remarquer naïvement comme des états de fait sans plus sourciller ; il faut deux choses, écrit Foucault : « que la vie de l’individu s’inscrive non pas comme vie individuelle à l’intérieur d’un cadre de grande entreprise qui serait la firme, ou, à la limite, l’Etat, mais qu’elle puisse s’inscrire dans le cadre d’une multiplicité d’entreprises emboîtées et enchevêtrées, d’entreprises qui sont en quelque sorte à portée de main » (chez les sociologues, ce sont les propos soutenant que nous avons tous plusieurs rôles), et « que la vie même de l’individu — avec par exemple son rapport à la propriété privée, son rapport à la famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à la retraite —, fasse de lui et de sa vie comme une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple », après quoi Foucault en fait la synthèse : « il s’agit de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » (cité par L. Jeanpierre p. 414).

Là-dedans, la concurrence occupe une place des plus primordiales. « Le marché, écrit Foucault, qu’il soit défini par l’échange ou qu’il soit défini par la concurrence […] n’est pas absolument pas une donnée de nature […], ce n’est pas le résultat d’un jeu naturel des appétits, des instincts, des comportements, etc. […] La concurrence c’est une essence. La concurrence, c’est un eidos. La concurrence, c’est un principe de formalisation. […] La concurrence comme logique économique essentielle n’apparaîtra et ne produira ses effets que sous un certain nombre de conditions qui auront été soigneusement et artificiellement aménagées. […] La concurrence pure ça doit être un objectif, et ça ne peut être qu’un objectif, un objectif qui suppose par conséquent une politique indéfiniment active » (cité p. 415).

Une gouvernementalité qui produit son monde propre dont nous ne sortons pas, monde figé recelant en lui-même le mouvement, et même pour bien faire que du mouvement, chacun comme un entrepreneur livré à la concurrence (éléments qui nous rappellent étrangement les débats avant l’instauration unilatérale du LMD). Le bonhomme comme un « voyageur » même s’il le faut, livré aux flux, comme dans un cinéma aux tailles de la ville : « s’enchanter, aller au gré de son humeur, pour son plaisir, pour se distraire, agir en dilettante. Le regard en perpétuel mouvement. Prendre son temps lorsqu’on voyage, peu importe de tout voir, c’est surtout le mouvement au travers de ce que l’on voit qui importe. D’une balade dans la ville, d’un point à un autre, à voir, à faire, à découvrir, éveiller sa curiosité… Se faire passeur d’une mémoire en devenir. « Drive in — à travers le mouvement », un troisième mois américain à Grenoble, un espace où les choses ne sont pas figées, où le déplacement des idées, des personnes et des éléments est permanent », nous disent les Gentils Organisateurs de cette ‘‘évènement culturel’’.

C’est l’espace lui-même qui est figé, banane. Mais il le faut bien, n’est-ce pas, puisqu’il est organisé par des gens. Et puis, s’il faut vraiment nous convaincre, on pourra toujours dire que la ville de Grenoble ne se balade pas comme ça dans le monde, nomade et dispersée, hein, la justification en terme de ‘‘nature’’ est toujours très prisée.

Le plaisir est un argument fort. Le plaisir, prendre son temps. Quand Sloterdijk écrivait La mobilisation infinie (Eurotaoïsmus en VO), au début des années 80, les parfaits citoyens « néo-libéraux » ne s’étaient pas mis encore au « bouddhisme », et la raison cynétique était intimement liée à la performance, à la rentabilité. Aujourd’hui, on voit bien que la morale universelle est celle du bonheur et de la liberté. On nous en fait manger à toutes les sauces, constamment, mais tout le monde veut notre bien, attention. « Bien dans sa tête, bien dans son corps » comme dit la doxa petite-bourgeoise, principale armée de diffusion d’un ordre du monde qui se veut fondé en nature, ou comme dit Jeanpierre, « le « néo-libéralisme » a sans doute ceci de particulier qu’il intervient comme principe de limitation envers toutes les autre manières de gouverner : il en calcule les coûts, il les met en concurrence. A ce titre il ressemble un peu à une méta-gouvernementalité ou bien à un dissolvant de toute rationalité politique » (p. 420).

Ce qui est dissout, c’est bien plus que « toute rationalité politique ». Tout est pris en charge, non plus par un Etat et une idéologie, mais par un ‘‘monde’’, un ordre « néo-libéral », qui est « une nouvelle société pour une nouvelle économie, là où le socialisme, le communisme historique, le libéralisme keynésien, social, réformaient ou corrigeaient l’économie pour instaurer une nouvelle société » (p. 416). ‘‘Monde’’ ou tout simplement, donc : société. Tout sociologue sait que « la société » n’existe pas, mais la force des entrepreneurs de mondes, des faiseurs de social, depuis Platon et sa République sans doute, est de faire véritablement être ce qui, réalistement, n’existe pas, n’est qu’Idées, et il se pourrait bien que toutes les analyses modernes mettant en jeu des Idées qui n’existent pas, n’aient jamais eu comme fonction que, en commençant par les dire et les penser, de leur permettre d’advenir, alors que dans leurs discours tout fonctionnait jusqu’à ce qu’on se rende bien compte qu’il ne s’agissait que de discours, mais en fait des discours adressés aux gens du futur, chargés de rendre tout cela effectif.

C’est de là, peut-être, que découle ce sentiment de formidable rétrogradation qui est le nôtre depuis quelques années (d’autres diraient peut-être qu’il ne s’agit que de l’après-coup de la fin du millénaire, histoire de disqualifier tout discours comme indexé sur les variations climatiques, comme si, en acceptant l’influence du climat, les ‘‘choses mêmes’’ n’étaient pas elles aussi sensibles), qui est aussi un sentiment de déjà-vu. Foucault nous aide à comprendre en quoi il s’agit en fait d’un jamais-vu, quand nous aurions tendance, certains d’avoir affaire à une seconde occurrence de l’histoire, à rire, et à croire que tout a déjà été dit, qu’il suffit de chercher dans les annales de la pensée. Non seulement il y a encore tout a dire, mais surtout nous finissons par comprendre qu’il ne s’agit pas (que) de dire, d’analyser, décrire et comprendre… Mais tout autant il reste vrai que ce n’est pas une question de comportement individuel, de « qu’est-ce que je peux faire moi putain », question paniquante posée par l’Ecole de Francfort et sous-tendue, en définitive, par l’extension de ce putain de pouvoir à notre comportement, à nos pensées, notre désir, mais, semble-t-il, seulement en tant qu’administrés. Pouvoir qui s’appuie sur des institutions, des mécanismes, des dispositifs, des actions coordonnées de millions d’acteurs, etc., et il est certain que ce n’est pas ma toute petite action possible qui peut changer quoi que ce soit, de ce côté-là il vaut mieux encore rester devant son traitement de texte. La vérité, c’est juste que personne n’a pris au sérieux le philosophe-roi de Platon — qui n’est pas du tout le despote éclairé du 18e siècle —, autrement que comme un faiseur de mondes utopiques, en papier, comme s’il s’agissait de Platon lui-même, plus que du Dieu chrétien lui-même, ce que serait, si on imaginait que le monde « néo-libéral » dépendait de la volonté d’un-seul, celui-ci. C'est-à-dire que, pour « faire un monde », il faut avoir « Dieu » dans sa poche, il faut qu’il existe, autrement dit il faut qu’il y ait une unité, à tout le moins de l’imaginaire, des structures matérielles et des actions humaines, soit ce qui réalise, si l’on en croit leurs défenseurs libertaires, dans les « communes » comme à Paris en 1871, en Catalogne pendant la guerre d’Espagne ou au Mexique aujourd’hui, c'est-à-dire que si la modernité n’a pas cessé et ne cesse pas de parler du monde, ce serait bien plutôt au niveau local qu’il serait possible de fabriquer un monde, lorsque Dieu lui-même n’est pas de notre bord.

D’autre part, puisque les petits ensembles se font constamment détruire par les grands, il faut écouter Deleuze lorsqu’il nous parle de son schizo, de la ligne de fuite à travers les grands ensembles, et également Billeter lorsqu’il nous parle de Tchouang-tseu, les principes taoïstes, qui nous permettraient peut-être, si vraiment nous sommes différents du monde « néo-libéral » dans lequel nous vivons, de parvenir à créer au sein de ce grand ensemble de petits ensembles réfractaires à celui-ci.

M’enfin.


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