jeudi, novembre 23, 2006

Enclosure expérientielle

« Nous vivions de nouveau dans un horizon mythologique et pas dans des traditions, parce qu’avoir des traditions aurait signifié qu’on aurait hérité d’un monde complet. Le mythe était une méthode qui consistait à décrire le monde de telle sorte que rien de neuf ne puisse y survenir. » Laurent Goumarre, ‘‘Tombeau pour Bret Easton Ellis’’, in Fresh Théorie II, p. 381.

Qu’on veuille bien, ensuite, réfléchir sur l’intérêt des sociologues pour le mythe, ainsi que sur ce qu’ils ne regardent pas : la culture matérielle, et la culture tout court, comme phénomène de l’habiter, impliquant notamment la répétition (Tarde dit imitation), la notion de monde, celles de pensée (les mots), de sentir (l’esthétique), d’agir (l’éthique), le tout sous la bannière du style ou, pour le dire autrement, de l’être — vaste simulacre.

Mais non, ils parlent de mythes, parce que leur horizon n’est pas fermé, il est l’horizon tout ouvert qui nous fait croire que l’on peut devenir n’importe quoi, à peu près tout, que pour cette raison, puisqu’il y a tout de même des filiations logiques, tout ce qui nous entoure est accessoire, pourrait être autre, est peut-être même nocif car nous entraînant sur une voie que nous ne désirons pas, avec à l’arrière-plan l’égalité de droit de tous les corps revenant, philosophiquement et sociologiquement, à peu près toujours à les imaginer ontologiquement égaux, semblables, prenant en compte le dévoilement nazi (et même Hiroshima, si ça ne suffisait pas, sur le modèle de Marx disant à Descartes « ah ouais, le monde matérielle n’existe pas, il n’est que dans ton imagination ? et ben tu vois cette pierre ? prends-la dans ta gueule ? — ouille ouille ouille, mais pourquoi tu m’as fait mal, Karlos ? »), pour autant que le droit ne saurait jamais être fondé, toujours transcendant, et donc au service de quelque chose qui n’est jamais formulé, instrumentalisé par ceux qui savent le faire.

Marche du progrès, de l’Etat universel, humanisme dévastateur parfaitement actualisé par ces hoquets de l’histoire, ces lapsus, des bourdes dévoilant le projet, des choses qu’il ne fallait pas dire, Auschwitz Hiroshima Tuol Sleng et tant d’autres. C’est l’horizon fermé, la clôture du possible, le ferme tes portes Noé qui rend possible la vie, sous le sceau marqué de la mort. La « fin de l’histoire » est un moins gros lapsus, mais tout autant quand même, balancé par des gens qui n’ont fait qu’étudié le vide contemporain, dénoncer/célébrer, comme certain Baudrillard, lapsus disant que voilà, si tout est futur, à venir, ici il n’y a rien, ici il n’y a pas d’histoire, ici c’est le désert. Pour qu’il y ait de l’histoire, pour qu’il y ait de l’être, pour qu’il y ait quelque chose, que l’on puisse le dire, il faut que ce soit fermé, que tout soit là et rien que tout ça ; les gens ne vivent rien et cela fait longtemps, la fermeture qui les enclôt malgré eux se révèle plus tard, et l’historien, le caricaturiste, ou même le sociologue, peuvent, plus tard, le montrer ; derrière la « fin de l’histoire », j’ai surtout entendu, très faiblement, le contraire de ce que cette expression dit : si elle affirme que dorénavant pour tous l’horizon est irrémédiablement ouvert, comme si nous vivions tous dans le monde des héros de Bret Easton Ellis, sur le modèle de la diffusion culturelle par en haut (drôle : dans un pays provincial qui croit encore être le centre du monde — mais enfin, Grenoble n’est-elle pas la capitale mondiale des nanotechnologies ?? —, et qui croit que la classe dominante qui diffuse sa culture est la bourgeoisie bourdieusienne), j’ai naïvement compris, mais peut-être était-ce le souhait couvant dans ces propos, voire le regret, qu’enfin nous pouvions en toute bonne conscience (bonne conscience par rapport à l’Histoire, qui a marqué le 20e siècle, à laquelle il fallait absolument appartenir, faire partie du wagon dirigé vers l’horizon ouvert, avec beaucoup d’utopie et d’exaltation — tout ne tenait que dans cette merveilleuse capacité à l’utopie et à l’exaltation (peut-être au groupe, invention de ce siècle dit Badiou), car le wagon, c’est celui qui partait pour Auschwitz —, donc finalement bonne conscience par rapport au groupe, habiter ensemble ici et ne pas croire ensemble à là-bas) vivre, être, fermer notre horizon et tenter d’y bâtir notre maison.

Cela peut sembler très conservateur, idéologie de la nouvelle « restauration » dont parle Badiou. Effectivement, cela peut légitimer facilement n’importe quel salaud. Formule fasciste par exemple « tu es ce que tu es ». L’est-elle encore si ce n’est plus un ordre, une normalisation (de l’autre, mas tout autant de soi), mais une description, et surtout une description éphémère, « je suis ce que je suis » ? Bret Easton Ellis dit, nous dit Goumarre, qu’est surprenant « le fait que l’individu moderne, dans les tentatives qu’il menait sur lui-même, prenait la liberté de se tester jusqu’aux limites de l’auto-annihilation », ce qui formulé par Bédeuzeux donne : « conservation de soi + expérimentation sur soi = intensification de soi-même ». Enfin, à mon sens, c’est le sens de la « fin de l’histoire », nous avons la possibilité d’expérimenter sur soi. De fermer, pour un temps, notre horizon, de faire avec ce qui est là, comme un tout, une maison dans l’habiter heideggérien (espace, monde, etc.). Nous passons notre vie dans des « dispositifs », nous sommes constamment aliénés, nous dit Belin. Si je « suis », « suis ce que je suis », et que mon horizon est ouvert (ne serait-ce parce que je crois en Dieu…), je ne crois pas être aliéné, mais après ma mort on croira de moins en moins à tout ce qui n’a pas eu lieu, à tout ce qui n’a pas été, jusqu’à ce que naïvement des gens ne me connaissant pas disent tout naturellement, ben oui il n’y avait que ça ; ils pourraient même me peindre, voilà une figure, un modèle, principe de la caricature qui saisit sans prendre garde à ce qui passe dessous, ce qui ne se voit pas forcément et est envoyé au néant, ironie cynique de celui qui prétend saisir, photographier (ce qui veut dire tuer, mitrailler), autrui.

L’âge moderne nous dit : vous vivez, nous vivons, dans un monde dont nous ne connaissons pas les limites, elles sont loin, très loin, a priori tout est possible. Avec ceci, vous prendrez bien une petite dose de libéralisme et de démocratie, histoire d’être tous ensemble dans la même bulle à l’horizon invisible tellement qu’il est loin, bref vous serez bien dehors, dans le désert dont parlait Friedrich Dabeuliou Nietzsche, tous ensemble, bien gentils, dans le « parc humain » non clôturé. Et puis tellement que c’est insupportable, vous vous efforcerez, mes chers moutons, à vous tendre vers cet horizon bien trop loin, de la manière dont vous pourrez, et puis tant pis pour ce qui advient (au fond, ce ne peut être que positif, n’est-ce pas, puisque c’est la limite du monde dans lequel nous vivons, auquel nous appartenons, et nous l’aimons bien, hein, comme nous nous aimons bien nous-mêmes), y compris tous ces carnages paniques sur le long du chemin (« voyage en Orient » mes fesses, Hermann, c’est plutôt « marche ou crève »).

Et là, enfin, nous avons cette possibilité de considérer que 1) le monde est fini (c’est pas dit, mais c’est tellement loin que ça doit bien l’être), 2) bien avant il y a plein de petits mondes tout aussi fini, plus ou moins vastes, et sur certains d’entre eux nous ne pouvons rien, tandis que sur d’autres nous pouvons agir, nous enfermer, en sortir, même les détruire. Au fond il en a été ainsi toute la modernité, sauf que maintenant nous en avons conscience. Si quelqu’un s’enfermait, il ne semblait pas le voir, ses yeux restaient tournés vers un horizon lointain, ou ne serait-ce que sur quelque chose de public, afin que tout le monde, voir avec tout le monde.

Notre chance, comme notre malheur, c’est que l’espace public et le monde sont devenus proprement invivables. Le pire étant qu’ils commencent à se reconstruire, s’ils n’ont jamais disparus. Non, c’est juste qu’il s’agit d’une grande aliénation, aliénation aux mythes, rien de réel, pas d’histoire, pas d’être, rien de vécu, mais quand même, hein, beaucoup d’images et de « rêves » communs. Nous pouvons donc librement nous enfermer, ce que beaucoup de gens, concrètement, font (à ce sujet, il est très important de considérer que, contrairement à jusqu’à maintenant, ce ne sont pas des gens nés dans l’aliénation, comme les « primitifs » en sont l’icône même, mais bien dans la liberté, le monde commun de l’espace public enté par les mythes et la « liberté »), à condition de ne jamais perdre de vue (et, au mieux, de le savoir (incarnément) et (donc) d’agir en conséquence) que je ne suis pas moi (‘‘racine’’, ‘‘structurellement’’, ‘‘naturellement’’) mais que je suis bien moi (‘‘rhizome’’, ‘‘conjoncturellement’’ (répétition ou pas même de conjonctures différentes), ‘‘volontairement’’).

Bref, à rebours de ce qu’on nous répète inlassablement tous les jours, sans même que ce soit dit (espace public désert des mythes, là où les guerres n’ont jamais lieu), j’ai cru comprendre qu’il nous était offert la possibilité d’enfin pouvoir écrire notre histoire. D’enfin être.

(Oui, tout au fond rien ne change jamais, nous vivons dans les mythes ; jeu de doublement jusqu’au plus loin, plus haut ou plus profond, forme finale peut-être l’hélice chaman serpent de l’ADN, mythe encore. Mais la vérité n’a pas beaucoup d’importance. Apprendre à voir les mondes de l’intérieur.)


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