jeudi, mars 20, 2008

Au cinéma : MR 73, d'Olivier Marchal

Je suis un bon spectateur : s'il faut rire, je ris, s'il faut pleurer, je pleure, s'il faut angoisser, j'angoisse, répondant plus facilement au dispositif cinématographique que l'abordant à partir de ce qui me touche ; je m'efface au nom du jeu, et pourtant c'est parfois en son nom que je ne parviens pas à prendre sur moi. Ce qu'il y a de pratique, dans cette histoire, c'est que tout est cause du film, puisque l'oeil se fait caméra, les émotions sont le révélateur. Bref, je m'intronise Grand Juge, sans loi ni tribunal, je suis la vérité du film et il n'y a pas de vérité, qu'un film.

Le fétiche, la victime du soir, c'était MR 73, d'Olivier Marchal, après 36 quai des Orfèvres. Je serais peut-être allé voir autre chose si la moitié gauche de l'écran digital du cinéma fonctionnait, mais de toute façon j'avais envie de le voir, ce film. Je m'attendais à une suite de 36 : encore plus à l'américaine, soit des fusillades encore plus impressionnantes, des histoires encore plus tordues, des rebondissements encore plus inattendus... comme une suite américaine classique, qui prend bien soin à surenchérir dans le spectaculaire.

Et bien pas du tout ! C'est une sorte de suite, pourtant, puisque l'état d'Auteuil à la fin de 36 (peut-être meurt-il, d'ailleurs, je ne m'en rappelle plus, en tous les cas je me l'imagine brisé) est le sien au début d'MR. J'ai cru que c'était la fin du film, que la suite serait en flashback, mais non, c'est bien le début du film : un flic brisé en fin de carrière, vidé par la mort de sa fille et la (presque) mort de sa femme, un vieil utopiste (autant qu'on peut l'être dans un film de Marchal) dégoûté, et ce avant tout par les autres flics, tous plus pourris les uns que les autres.

Le film se centre faussement sur une histoire de meurtres en série. Louis (Auteuil) la prend pour lui comme sa dernière possibilité de se prouver à lui-même qu'il est un bon flic, mais l'enjeu n'est pas là. Le déroulement de l'enquête jusqu'à sa "résolution" n'a pas d'autre but que d'assurer une collision entre le théâtre glauque et violent, en un mot criminelle, de cette bande de flics, et celui, tout aussi glauque et violent, du criminel et de ses crimes. Louis agit en dehors de ces théâtres, soit dans l'illégalité, entraînant au passage son seul collègue masculin ; leur collision fait tomber sa dernière croyance, il l'admet comme un fait contre lequel on ne peut rien, des trucs pourris qu'il vaut mieux laisser à eux-mêmes plutôt que, par exemple, chercher à en informer la presse ou les familles des victimes.

Mais ceci, peut-être, parce qu'à côté de cette histoire un vieux criminel tout aussi glauque et violent, tout aussi pourri, faussement repenti, sort de prison vingt ans après avoir tué un couple dont l'une des filles est l'autre personnage principal du film (Justine/Olivia Bonamy). Tout va se reporter sur elle, après qu'elle soit venue trouver Louis à la faveur d'une photo publiée dans le journal par l'entremise d'un photographe verreux.

L'histoire du film c'est celles de Louis et de Justine, comme deux figures croisées marchant rompus vers des destins contraires. L'un a une vengeance à prendre sur la mort, l'autre sur la vie, le tout dans cette esthétique de Marchal bleue-grise et métallique, froide, une esthétique d'eau croupie sur du béton au clair de lune : esseulement, tristesse, vide.

Les quelques scènes d'action qu'il y a dans le film sont comme dégoupillées, jouées d'avance. On ne sait pas forcément ce qu'il va se passer, mais l'on sait que Louis va dégringoler un peu plus au sein de la police ; on sait également que sa vengeance va enregistrer une étape de plus, mais tellement entachée qu'elle n'aura rien de glorieux ; qu'en même temps qu'il "avance", dans sa fuite vers la mort, il se rend compte que ce n'est pas dans cette voie policière qu'il lui faut aller, pas exactement, que son action dépend encore trop de son orgueil de flic, du serment juste et naïf d'éradiquer les salauds. La scène qui fait le plus peur, celle où je me suis caché les yeux, est une scène de suspense où... il n'y a rien à voir ; et je me suis senti un peu coupable de laisser le personnage seul à lui-même, sur ce coup, seul avec ses démons alors qu'il n'y a que le spectateur pour lui tenir compagnie au moment où il va peut-être mourir.

Le centrage sur l'histoire policière et cette esthétique de Marchal font qu'il est difficile d'éprouver des émotions. J'ai bien du tirer un début de larmes quelque part, en pressant fort ; dans l'église, je crois, à un moment de la messe pour les parents de Justine. La fin ne rattrape pas le reste, elle n'a rien de beau, de grand ou de je ne sais quoi, aucune émotion, bien au contraire : comme dégoupillée, elle aussi ; je me suis demandé pourquoi personne n'arrivait en courant en entendant le bruit du flingue (peut-être pour faire pendant à la balle dans la tête du criminel, qui a vu un curé accourir prestement), et s'il est vrai qu'un bébé qui vient de naître a déjà ses deux dents du haut, c'est dire l'immersion dans la scène (ça et les yeux de la maman quand le bébé vient de naître, ressemblant à ceux d'une mauvaise actrice faisant semblant de chier).

C'est peut-être fait exprès, ce dégoupillage, cette subversion des ends cohérentes avec le destin des personnages, pour ne même pas dire happy. Si je ne fais que révéler le film, cette fin se tient, montrant ces bouts de course (la mort, la vie) comme insignifiantes, secondaires. D'habitude, la fin réconcilie les personnages avec eux-mêmes, elles résolvent quelque chose dans l'ordre de son destin, de son existence du moins : là pas du tout, il n'y a jamais que la vie, mais la vie traumatisée, la vie triste et vide mais tendue, toujours un peu glauque, toujours nourrie de violence et de pourriture. Ces "résolutions" n'agissent pas comme tels, mais, à un méta-niveau, comme équilibres, un stoïcisme pour ainsi dire, une "simple" rectification de leur destin comme image, attribuable certes au scénario mais que l'on peut très bien estimée reconnue et acceptée comme telle par les personnages.

Je suis sorti de là très triste et j'avais mal au coeur. A l'arrêt de tram une fille lisait "Je ne sais pas maigrir" alors qu'elle n'en avait pas besoin. J'avais envie de lui demander s'il existait dans la même collection le "je ne sais pas grossir", histoire de rire un peu, et qui sait lui faire abandonner cette horreur qui risquerait de faire disparaître ses formes que l'on devinait sous son manteau rouge et qu'elle seule sans doute n'aime pas, et puis je ne l'ai pas fait, me contentant de perdre mon regard dans le vide puis par la vitre du tram, sans autre émotion que la mélancolie pour (ne pas) résoudre ce film.

dimanche, mars 02, 2008

Au cinéma : La graine et le mulet, d'Abdellatif Kechiche

Je ne savais pas trop quoi faire et je passais devant ce cinéma, même qu'il y avait des gens devant, donc forcément un film. Et un film, un seul, La graine et le mulet, et puis je suis entré.

Je n'avais pas réussi à me départir d'une grosse angoisse tout le long de No country for old men, mais là pas du tout.

Tout le film est construit autour de deux axes.

Il y a une histoire bien construite, bien planifiée, qui donne toute sa force à l'imaginaire (un peu comme pour De l'autre côté). C'est l'histoire d'un immigré des années 60 qui trime sur les chantiers navals de Sète depuis 35 ans. Il a toute sa famille à Sète, mais vit séparé de la mère de ses enfants, sans qu'on sache si la séparation durera toujours ou pas, et loge dans un hôtel avec d'autres vieux immigrés (mais musiciens) tout en étant acoquiné avec la patronne, dont la fille le considère comme son père. Un beau jour, le contremaître trouve une excuse bidon pour le virer, et il quitte les chantiers à 61 ans et quelques indemnités de licenciement.

On ne sait pas trop ce qui lui en donne envie, peut-être la joie de sa fille (la fille de la patronne de l'hôtel) lorsqu'elle mange le couscous au poisson (la graine et le mulet, donc) fait par sa femme (son ex femme), qu'elle dit qu'elle en mangerait bien tous les jours, mais les causalités n'ont pas d'importance, comme dans un jeu vidéo : c'est ce qui est affirmé qui compte, les structures construites, pas les rapports de causalité. Le film subit deux soubresauts. Le premier c'est que sans prévenir on les voit tous les deux (elle se présente comme sa belle-fille et finira peut-être bien avec le cadet, d'ailleurs) entreprendre des démarches pour monter un restaurant de couscous au poisson sur un bâteau quai de la République, que l'on imagine être le rencard restaurant de toute la bourgeoisie locale. Le deuxième, c'est après des démarches plutôt infructueuses parce que pas assez pragmatiques (et "réalistes", si l'on veut, mais je ne veux pas) et trop amateurs, lorsqu'on apprend qu'il donne une fête sur son bâteau refait à neuf et parqué le long d'un quai (un autre), pour inviter à manger un couscous au poisson tous les protagonistes de ses procédures.

Intriquée à cette structure, il y a toute l'histoire des rapports au sein de la famille, qui occupe à peu près la totalité du film. Ses enfants, leur mère, la famille de ses enfants, sa concubine et sa fille, les rapports entre tout ce petit monde, lui la plupart du temps en tiers absent ou distant (à part avec la fille de sa concubine, dont je n'ai pas noté le prénom, trop hypnotisé par son visage sans doute...).

Le film commence, il est un ouvrier dont toute sa famille se moque un peu, le considère comme un pauvre homme, et est passablement désunie. Le film se termine, la famille on l'imagine unie, le restaurant on imagine qu'il se fera ; ou peut-être pas, mais quelque chose s'est construit, et sur son sacrifice (très girardien, comme procédé), puisque lui meurt en courant sans succès après des mômes sur sa vieille mobylette volée, soit... de la graine sur du mulet, bien sûr, qui décrit les cercles de la destinée en se moquant de lui.

Le moment le plus triste est attribué aux larmes de la fille en question quand elle essaye de convaincre sa mère d'aller à la soirée. La palme de la paire de baffe, pour laquelle il y a beaucoup de nominés, reviendrait peut-être à la femme russe du fils ainé, qui après nous avoir entraînés dans un mouvement de compassion (pendant lequel je me suis dit : 1) wah, quelle bonne actrice, 2) il pourrait lui foutre une paire de baffes, il a d'autres choses à faire et en plus elle l'insulte alors qu'il n'y est pour rien, lui, mais non il ne lui foutera pas une paire de baffes, il est trop soumis, pas pour si peu, 3) mais pourquoi il lui met pas une paire de baffes, merde ??!!), déclenche ennui et irritation et nous fait réclamer une double ration de paire de claques (la pauvre, il faut dire qu'elle n'a pas compris que dans cette famille la place qu'on a dépend de notre implication, et elle se laisse donner une place, donc ça ne marche pas). Rire et tendresse sont aussi au rendez-vous ; c'est un film très popu (j'aime bien les films popu), ou presque, puisque la guimauve ou ce qui en tient lieu est très strictement structurée par le récit et par le deuxième axe.

Celui-ci, c'est cette caméra logée près des visages qu'il en débordent, ou au contraire qui prend des portraits de groupes en interaction. Tous les personnages, du premier au dernier, sont au départ des caricatures (mais on peut se dire que les vrais gens sont des caricatures, d'abord, et puis on tournerait en rond). La caméra capte les variations de ces caricatures incarnées, donc d'abord de ces corps ; de la variation du personnage lui-même à la variation entre les personnages et groupes de personnages.

C'est très marrant de voir comment les personnages changent suivant la situation, suivant l'intervention de tel ou tel personnage. L'hypocrisie généralisée a son revers comme la médaille : chacun n'est rien sans les autres, ou plutôt "est" (si ce terme a un sens, puisqu'il s'agit de propos, d'actes, de choses auxquelles on pense, auxquelles on croit (beaucoup plus tenaces, peut-être ne changent-elles pas d'ailleurs)... tous les éléments d'une comédie humaine, autrement dit) par les autres ; en même temps, on ne peut pas compter sur les autres, il y a toujours une graine pour en oublier une autre dans le coffre.

Les personnages, séparément et à plusieurs, sont filmés comme un ensemble mouvant se déplaçant au gré des relations selon la structure du récit.

On peut regretter au moins deux choses. Que les personnages soient à la base trop caricaturaux, mais ça appartient peut-être à ce genre de projets, comme les Sims sont aussi des caricatures ; cependant, encore une fois, ce n'est qu'un point de départ, même pour les pires caricatures des administrations sètoises il en faut toujours peu pour que les personnages se révèlent autres, toujours un élément en plus (une rencontre, un évènement, une attention, un spectacle...) vient bouleverser le personnage (en supprimant tout sens au mot "être" et sans qu'il y ait de traumatisme, lequel apparait comme une absence d'implication autant, de l'autre côté, qu'une absence d'attention). On peut regretter également la structure un peu bricolée par endroit ; ça passe, mais on voit quand même que c'est "magique", que c'est une structure imaginaire, qui peut faire fi des impossibilités et autres improbabilités.

Un film marquant, comme De l'autre côté, auquel il me fait beaucoup penser, parcouru par ailleurs lui aussi de la relation père/fille (parmi d'autres), entre ce mulet et cette graine. Et comme lui, comme Vai e vem et comme un jeu vidéo, même si on le connaît par coeur, je pense qu'on y revient volontiers ; parce que c'est... comment dire ?... un espace potentiel, un espace humain, qui s'ouvre devant nos yeux. Et autour de nous.

EDIT : si savoir si ce sont des caricatures ou pas n'a pas d'importance, c'est que se superposent deux choses : le personnage et l'être humain disposé dans un destin, dans une oikonomia. Tout dispositif produit ce qu'on peut appeler des caricatures.

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