jeudi, novembre 23, 2006

Modèle et pratique : to be vide or not to be

Modèle et pratique : to be vide or not to be.

Théoriquement, c’est simple : idée à vouloir à réalisation. En art comme ailleurs.

En fait, chez moi ça ne marche jamais. Il y a d’un côté l’idée, qui reste au sein des idées et discute avec ses amies. D’un autre côté le vouloir, toujours détacher des choses, souvent idéaliste, ou bien alors sombre et brumeux, empâté, ou bien encore ‘‘soudain’’ et s’exécutant rapidement. Et d’un dernier côté la réalisation, emprise dans les choses telles qu’elles sont.

Je suis très désappointé, car dans mon modèle mental tout occidental, la liaison, et même l’enchaînement, va de soi. Mais mon être profondément bâtard ne doit pas être absolument occidental, car je n’ai jamais remarqué que ce modèle ait existé chez moi. Enfin, je vais tenter d’y réfléchir trois secondes…

Oui, effectivement, il a marché. Essentiellement en une occasion, peut-être répétée, qui consistait à rédiger une dissertation en deux heures sur un sujet donné. Il se trouva que pour une fois je trouvai un plan rapidement, un bon plan et détaillé avec ça, que j’inscrivis au brouillon, avant de le réaliser exactement au propre dans le temps imparti, sans déroger d’un iota au plan. J’étais content de l’avoir trouvé, ce plan, mais sans plus ; je me sentais dans le sens des choses, tourné face à la bonne marche par le train des bonnes notes sûres suivi. Le tracer au brouillon, le voir se déplier, s’étaler dans toute sa splendeur devant moi m’a, il est vrai, procuré quelque excitation. Le réaliser m’a demandé une concentration, une faculté de respecter l’aliénation, presqu’à devenir profondément débile, suivant l’idée fixe du plan sans chercher une seule seconde à la questionner, terminant l’exercice passablement groggy, dont je n’ai pas coutume. Enfin, recevoir la bonne note que j’ai eu (mais il me semble pas si excellente que cela par ailleurs ; car tout ce modèle se confronte à l’horizon des attentes, et les meilleures notes les dépassent…) m’a presque semblé injuste, insignifiant, comme si ce n’était pas moi, un travail que je ne ressentais pas mien, une chose objective que j’avais réalisé, et dont la seule vanité, peut-être, dont j’aurais pu tirer, est celle du monsieur qui fait venir les bébés, ou d’un constructeur quelconque aliéné à son langage, à ses plans.

Bon, une autre fois, également, et là même plusieurs, ce modèle a marché, mais dans un autre sens, au point que ce n’est plus exactement ce modèle. Dans ces cas-là (trois fois), j’étais tellement en phase avec les questions posées que je déballais aisément et dansais presque sur ma feuille avec le sujet à coucher avec lui dans la seconde, et là j’ai pu attendre le 18. Mais cela appartient déjà à un autre modèle, c’est le côté conservateur de cet autre modèle, le côté parfait petit élève.

Il est vrai que je ne trouve pas d’exemples extérieurs aux interrogations écrites de la pratique scolaire pour éclairer dans ma pratique ce modèle. Parce que dans celle-ci, jamais je ne me comporte ainsi. Je ne me retrouve jamais avant l’action, avant la situation ; la personne qui prépare une situation, en en aménageant le cadre ou en se préparant elle-même se retrouve dans ces moments avant la situation ; il s’agit de représentation et de dispositifs, choses qui, concrètement, me sont étrangères (même si ce petit bouc, là, me disait untel, je dois bien l’avoir calculé, quelque part, non ?). Je suis un tout petit con et me retrouve toujours d’emblée dans la situation. Du coup j’ai l’impression d’être un pantin, qui n’a de survie possible qu’autant qu’il peut arriver à surfer, à se démener, et ceci relève presque d’un art martial, avec les éléments qui l’entourent, l’étouffent, sans qu’il puisse avoir aucune vision d’ensemble ni vision d’un extérieur (mental ou réel, c'est-à-dire un comparatif ou un ailleurs). C’est assez problématique et je ne peux trouver de tranquillité que dans le retrait total, possible par l’absence à la situation au sein de la situation, ou par l’indifférence fermée s’il me vient à passer à côté afin de ne pas être attiré en elle par certains acteurs qui s’y trouvent.

Idée, volonté et réalisation (action) sont chez moi tout à fait séparées, et mon malheur est de passer mon temps à vouloir les relier sans savoir comment, et donc, fatalement, à ne jamais y arriver (à ne même pas commencer à y arriver). Chacune de ces choses semble constituer un domaine, amener avec elle les éléments d’un domaine tout entier (je ne sais pas dire autrement, car monde, dispositif, situation ne sont pas des notions qui collent ici, et plan non plus) ; un domaine qui vaut comme un espace dans lequel je me meus, ‘‘physiquement’’, à l’aide soit des idées, soit de la volonté, soit de l’action. Lorsque j’ai recours à l’une de ces trois choses, les deux autres ne sont pas toutes naines, comme s’il y avait toujours autant de matière et toujours trois corps pour l’infuser mais que l’un d’entre eux seulement devait recevoir la totalité de la matière ou presque ; les deux autres sont absentes, ou pour mieux dire ne sont pas elles-mêmes, mais des sortes de doubles qui sur le plan du signe (le mot) sont elles, mais en fait déjà tout autre chose, en nature.

Je me suis rendu compte que pour bien vivre il me fallait accepter ceci, et me laisser aller ‘‘physiquement’’ à chacun de ces domaines lorsqu’il se présente. Mais j’ai beaucoup de mauvaise conscience à procéder ainsi, et même de la honte lorsque les acteurs sociaux autour de moi semblent attendre que je les lie ensemble, et vive constamment dans le même monde, au du moins soi « moi-même », c'est-à-dire la totalité bien unie des idées, de la volonté et de l’agir, comme une seule arme dans un unique combat face à un seul ennemi.

J’ai déjà tenté d’exprimer ma conception de moi-même, du sujet ou de l’être, que je retrouve presque mot pour mot, les paradigmes font bien les choses, dans un texte de David Rabouin (‘‘Du non-vouloir’’, Fresh Théorie II, Ed Léo Scheer, 2006, pp. 431-449), lorsqu’il cite Jean-François Billeter dans ses Leçons sur Tchouang-tseu (Allia, 2002), lequel écrit : « du Tchouang-tseu émerge un paradigme, nouveau pour nous, du sujet et de la subjectivité. La représentation du sujet qui a dominé dans nos traditions religieuses et philosophiques ainsi que dans nos conceptions psychologiques est celle d’une instance autonome et active, mais dont l’activité peut se retourner en passivité, d’où l’idée des « passions » […] Chez Tchouang-tseu, nous avons une représentation. Ce que nous appelons le sujet ou la subjectivité y apparaît comme un va-et-vient entre le vide et les choses. De ces deux termes, c’est le premier — le vide ou la confusion — qui est considéré comme fondamental. C’est par ce vide que nous avons la capacité essentielle de changer, de nous renouveler, de redéfinir (quand c’est nécessaire) notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses » (pp. 144-145, p. 440 chez Rabouin). C’est cette dernière phrase que j’avais exprimée à ma petite manière pour moi-même. Ainsi je me découvre taoïste ! On en apprendra tous les jours. Bon, c’est vrai, j’avais lu La mobilisation infinie (Eurotaoïsmus en VO) de Sloterdijk (mais longtemps auparavant, pour une fois) et tout venait de là.

Ne trouvant pas, jusque-là, de fondement amical sur lequel me reposer pour « être moi-même » et ainsi faire plaisir à mes amis, je n’ai pas réussi à me débrouiller avec ces choses qui ne se lient pas chez moi, et passe le plus clair de mon temps dans le brouillard et le vide, zombi, toujours « victime » des situations qui me comportent.

Ça ne veut pas dire que ça va changer, mais si je parviens à séparer utilement idées, vouloir et action, et à reconnaître à chaque fois le domaine dans lequel je me trouve, sans chercher l’impossible (parce que ce n’est pas possible de méditer sur Nietzsche en jouant au baby-foot, et cela ado je le savais pourtant bien ; quoiqu’éventuellement, une petite peut venir, comme Weber lorsqu’enfin il se reposait cigare canapé, et alors hop ! en stock), cela pourrait m’aider.

Oui, je sais, je suis comme tout le monde. « Mais au moins, voyez-vous, j’ai ma narration propre », comme dit Delaume. Enfin, pas tout à fait n’est-ce pas, il me faut déjà en construire les bases, ces satanées bases qui sont sans cesse détruites. Trouver le vide à nouveau et ne pas le perdre, ensuite le yi (l’intention), et puis aussi ne pas disperser mon énergie. Il va de soi que cette leçon m’aurait laissé totalement indifférent si je n’avais déjà cela en moi, ressenti.

Se faire porter par des flux et pourtant agir au sein d’eux, ce n’est pas aboutir à des crises de toutes sortes, ce que nous autres européens savons si bien faire. Car pour qu’il y ait crise, il faut regarder « un peu plus loin que le bout de son nez », et si un chinois regarde un peu plus loin que le bout de son nez, ce n’est pas pour regarder devant lui, mais où vont les flux qui le portent. Il ne faut donc pas penser à la fin, ce qui revient à se laisser porter ici maintenant, sans plus de contrôle, ou plutôt de vigilance, d’éveil, de notre part, et à jouir tout au long de la non-fuite pendant laquelle nous ne trouvons bien évidemment aucune arme (mais des médicaments, peut-être). Dès que j’arrive à quelque chose, un enclenchement se fait, qui m’extrait du monde, et je continue à tourner sur ce cran, comme si mon écharpe s’était prise dans un maillon d’une roue qui devenue folle me faisait tourner à toute vitesse, et que c’était exactement ce que je cherchais ; le lapsus « écharpe », rendant impossible la situation sans que je meurs rapidement, montre bien ce qu’il y a derrière : la recherche de la mort, grande ou petite, sous toutes ses formes, la « jouissance » sous toutes ses formes constamment renouvelée. Pour cela, trouver un cran, s’y arrêter en regardant plus loin que le bout de notre nez, et ne pas s’abstraire de la situation, qui nous dépasse, trop rapide, et nous porte, on est emmené, transporté, par le dispositif sans plus pouvoir jouer — c’est pourquoi aussi, dans ce sens, c’est la question de la confiance qui importe, pour suivre Emmanuel Belin, mais que pour autant qu’elle est corrélée à sa constitution en tant que sujet, maître de lui-même ou au contraire « jouisseur » : il ne s’agit donc pas d’une aliénation zombie au dispositif, d’une dépossession de soi. Bref, ne pas se faire emporter mais rester éveillé. (Et je ne parle même pas que je ne fais jamais que ce que j’ai envie [ou alors abandonne toute envie pour obéir à mon environnement, le plus souvent social, étant le seul à pouvoir garantir une confiance relative, en dehors des mécanismes de captation sophistiqués comme les bons jeux vidéo].)


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