lundi, novembre 03, 2008

"Repartir à zéro", exposition au Musée des Beaux-Arts de Lyon

L’argument expositionnel est le suivant : il y a eu les camps et puis les bombes, deux évènements majeurs au retentissement sublime sur le mode du trou noir. Ou comme disait Adorno, on ne peut plus dire quoi que ce soit ; on ne peut plus peindre, penser, etc.

C’est un peu comme SFR : on n’a pas le droit de dire « demandez à résilier, on vous fera des offres intéressantes », par contre on peut dire « je n’ai pas le droit de vous dire que si vous demandez à résilier, on vous fera des offres intéressantes », puisque répéter l’interdit n’est pas le transgresser.

Donc Adorno ouvre encore sa bouche, et les artistes continuent à disposer de la peinture sur des toiles faites exprès pour, quand ce ne sont pas des sculptures en bronze. Le choc est grand, et par ces points de passage camps bombes, entre 1945 et 1949, les artistes « repartent à zéro ».

Entendons nous : ce sont encore des artistes, soit ils officient encore au sein de l’art. De l’Aââârt, n’est-ce pas. Il n’est pas question de remettre en cause l’art lui-même, autrement dit : ses formes, même si c’est un peu ce que l’exposition aimerait nous faire croire. Rappelons qu’en ces obscurs temps reculés Marcel Duchamp avait déjà l’âge d’un papi.

L’ambition de l’exposition, sous l’argument de construire une histoire de l’art, semblerait participer d’un ambigu projet de restauration de l’art moderne. Bien sûr, c’est un musée des Beaux-Arts, on y va habillé avec de la fourrure de lapin sur le col, on se tient bien, on est poli et on ne lacère pas les toiles des artistes d’un cutter vieux rouillé. L’argument non-dit, cependant, est que certes les formes artistiques classiques ont été mises à rude épreuve, que les artistes ont expérimenté dans tous les sens, mais tout de même, en restant dans les règles du jeu classique, des formes artistiques et, partant, de la représentation. Ouf, on est sauvé, comme le pense un certain consensus autour de la seconde guerre mondiale : c’est surtout un bon argument pour dire que tout change, alors que ce n’est pas vraiment le cas, les valeurs essentielles, d’ailleurs soutenues par les criminels qu’il serait honteux d’aimer, sont sauvegardées, de même qu’une certaine continuité historique.

Une fois ces limites établies d’expérimentations dans la continuité, comme si au fond les camps atomiques et les bombes concentrées n’avaient surtout été que des changements de surface, de contenu, et non touchant au plus profond des formes investies socialement, au plus profond de nos manières de vivre et moyens d’expression, l’exposition se révèle très intéressante. Parce que, d’un autre côté, non celui des historiens d’art et commissaires d’expositions mais celui des artistes, on croit bien sentir que ceux-ci se retrouvent comme des cons avec leurs pots de peinture et leurs toiles, leurs crayons et leurs laques (nouvelles, cependant), leur bronze et leurs pinceaux, et qu’un peu courts de lorgnette, s’accrochant à ces lambeaux, ils tentent de composer quelque chose qui ait un peu de sens. On se doute que l’argument de l’expo à cet égard est de dire que d’autres ont continué à peindre comme si de rien n’était ; alors que, d’une part, comme on pourrait le supposer concernant certain artiste cambodgien, ce recouvrement n’est peut-être pas anodin, mais recèle un bruyant non-dit), et d’autre part certains artistes avaient déjà fait éclater les formes et outils classiques de l’art.

C’est rare, quand même, de voir des Pollock (de les voir accrocher aux murs toutefois m’a fait pensé à une arnaque, quelque part…) ou les œuvres de CoBrA, dont l’ambition révolutionnaire est d’ailleurs totalement passée sous silence au profit de ce vaste recueillement sur les horreurs de la guerre et de cet art policé tenu à bout de bras. Derniers balbutiements de l’art moderne, ce n’est plus (qu’)une question de voir et d’œil, mais de geste et d’expression, de subjectivité et de jeu, toutes choses que l’on retrouvera par la suite, en dehors des chevalets (si l’on peut dire, car on note toutefois un certain effacement des outils traditionnels).

« Repartir à zéro », ce ne sera le cas que lorsque les artistes passeront vraiment à de nouvelles formes d’expression. L’installation, la performance, la vidéo, le body art, le land art, etc. etc., innovations dans tous les sens touchant aux formes mêmes (les supports de l’art, ses lieux, ses outils, etc.). Parce que pour l’heure, c’est du Dubuffet idéalisé : il disait repartir à zéro, mais avec quelles connaissances artistiques ! Le geste warholien est ici exemplaire, dans la détonation, l’étonnement, et un certain amusement ou un certain désoeuvrement, qui demande à une ménagère new-yorkaise ce qu’elle aimerait qu’il peigne : une boîte de soupe Campbell’s.

Repartir à zéro, ce n’est pas, comme le pensaient les khmers rouges, tuer tout le monde pour bien purifier leur karma, mais ce n’est pas non plus pleurer ses morts, ou hurler encore devant leur mort insigne. C’est plutôt les enterrer, faire son deuil, et repartir. Sans être témoin à jamais, ni vivre la vie qu’ils n’ont pas vécu ; que la vie continue sous de nouveaux cieux est un échec à leurs bourreaux.

Vous trouverez à la sortie un concentré de littérature concentrationnaire, ainsi que de beaux petits livres d’art très chers. L’entrée est gratuite avec une carte étudiant ou si vous êtes au chômage, et les toilettes, se situant un peu avant CoBrA, sont propres. Par contre, dans un petit couloir, une alcôve composée en son coin inférieur droit d’un boîtier électrique en plastique blanc strié, n’est pas une œuvre d’art, l’absence du petit carton d’usage ne doit pas faire croire à une idée sublime d’un jeune résidant de la Villa Médicis, prière de ne pas vous extasier.

Je retournerai voir s’il y a bien au moins un québécois exposé parmi les « automatistes québécois », ou si ce n’est qu’un hommage au lien culturel très fort entre Lyon et cette lointaine contrée, dont les magnifiques statues en série de lions décorées artistiquement et exposées dans les parkings souterrains sont un témoignage particulièrement vibrant.



E. ne souhaitait pas jeter son chewing-gum par terre, elle le roula dans un papier et le déposa dans une poubelle. Le trottoir qui aurait pu recevoir son œuvre presque organique, salive travail et coups de dents, était constellé de telles taches, rappelant qu’il est une œuvre collective, et ce d’autant plus qu’il est illégitimement méconsidéré comme tel. Quelqu’un pourrait bien en découper un morceau et l’exposer dans un musée, avec une petite affichette et dans une cage de verre. Il s’approprierait individuellement un geste collectif sous le prétexte même de le faire connaître. Je doute cependant que qui que ce soit vienne briser cette vitrine et rapatrier le trottoir en son lieu, ce qui serait pourtant logique au nom du collectif.


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