dimanche, novembre 26, 2006

Être et dire

L’être se construit dans un milieu. Que l’on parle de milieu ou de réseaux, bien que ceux-là ne permettent pas de saisir l’environnement, fait d’objets, de mots, de structures de langage et de comportement, enfin tant de choses petites et grandes qui construisent ce que le « néo-libéralisme » aimerait tant modéliser, à savoir « un monde », il s’agit au fin fond de la même chose : l’être n’advient que dans quelque chose de plus grand qui est également et le comprend.

Un être étant forcément compris, car même partagé entre plusieurs espaces très hétérogènes, il parviendrait encore, même avec difficulté, même en étant scindé, à faire avec, il « advient » forcément. Cependant, plus il appartient à un espace ou monde unique et à l’être très marqué, plus il est, plus il advient comme être.

Tout cela n’est pas faux, mais renvoie, par exemple s’il s’agit de moi, à moi pour moi, moi pour autrui, et moi pour autrui pour moi : aux images que l’on a, aux mots qui vont avec, au mode de reconnaissance qui sous-tend notre « compréhension » de soi et d’autrui.

Ce n’est pas pour rien que derrière se cachent des notions telles que « être », « caricature », « figure », « modèle », et toutes les variantes autour du moi et du corps de l’autre, comme par exemple « individu ». Aussi, il ne s’agit au fond jamais de saisir moi ou l’autre, mais de saisir des choses, pour comprendre celles-ci (elles sont le monde, le social notamment), ou pour « évider le vide », comme disait Blanchot, de l’être, du moi, de l’autre.

Peut-être qu’en philosophie cela est dépassé depuis longtemps, et peut-être que beaucoup des acteurs sociaux trouvent cela également dépassé, c'est-à-dire surtout n’ayant pas à ressortir sur le plan du langage lors même qu’ils le pratiquent et le vivent, sans véritablement le subir (ou cela fait partie des souffrances normales, que l’on ne songerait même pas à remettre en cause), quotidiennement. Il n’en reste pas moins qu’en sociologie, la question reste posée, plusieurs sociologues tentant d’aborder ce point.

Rejeter cela, c’est imaginer moi ou l’autre vivant, là, en face de moi, dans toute sa complexité, virevoltant, multiple, insaisissable autrement que sur le mode du spectacle cinématique, singulières et perpétuelles métamorphoses de l’unique (et, si des régularités apparaissent, peut-être les saisir), ou bien sur le mode de la relation, de l’interaction, évoquant moins le cadre formel goffmanien qu’une danse. Dans le premier cas, l’autre encore peut être fixé sur l’image, dans l’autre cas, on ne peut, à la limite, que tenter de saisir cette danse, de saisir les singularités en elle, ou encore de les faire parler, a posteriori, sur ce qu’ils ont vécu (un peu comme Kaufman dans Premier matin).

Entre le déjà-su, le préjugé, et l’indicible, à chaque carrefour que l’on s’arrête, au final il s’agit toujours d’en arriver à une ‘‘image’’, et ce quand bien même on voudrait feinter et créer des images d’images. Il est bien rare qu’un texte ne dise rien, les mots continuant, mais peut-être pas par leur forme même, à imager les choses.

On pourrait encore, dans la recherche de poser des mots au-dessus du vide seul, dire les mécanismes de mise en image, une sociologie de la sociologie fixant ce qui croyait fixer, libérant du même coup, mais laissant alors hors de toute portée, les choses mêmes, le réel de moi comme d’autrui (et ceci n’était-il pas le but des différentes « libérations » il y a quarante ans, à l’extrême inverse du « néo-libéralisme » ?).

Car les sociologues ne cessent de poser leurs grosses pattes, même bienveillantes, sur tout le monde et chacun, à partir du moment où ils se posent la question de l’autre. La sociologie anglo-saxonne, Goffman et Becker en particulier, mais tout autant Latour et sa « théorie de l’acteur-réseau », nous a habitué à regarder à côté, saisissant ce qui entoure chacun (l’étiquetage, la grammaire des interactions, etc.), laissant chacun en creux, à la fois libre et captif, à la fois cerné, assigné, et dans l’ombre la plus totale. D’une certaine manière, cela, c’est ce que fait celui qui caricature quelqu’un dans le but de l’intégrer, frappant une image de lui pour que, précisément, il s’en écarte, et vienne à lui par cet écart, libéré de la différence insurmontable. Ainsi, pour qui se pose avec le plus grand souci la question d’autrui, de l’être, de soi, il ne s’agirait pas de savoir ce qu’est ce qui est, mais de l’approcher ou de le faire venir, et pour cela, il faudrait viser à côté, constamment l’épargner.

Partir du réel (l’indicible) ou y parvenir (sur le plan du langage : laisser imaginer), voilà qui est inconcevable pour qui veut rester dans les mots, produire des images quitte à sans cesse les raturer, afin, peut-être, de parvenir au vide, de ne plus dire mais d’écrire les contours du vide.

Désespérés par le travail ethnologique, certains ont même tenté de laisser parler leur objet. Ce que fait par exemple Oscar Lewis dans Les enfants de Sànchez, pas désespéré pour un clou, qui a enregistré en cachette ses interlocuteurs et reproduit fidèlement leurs propos (avec, de plus, les points de vue croisés et successifs des membres d’une même famille) : voilà, il y a tout ça, et rien que ça : la parole de quelqu’un racontant sa vie, c’est lui-même. Rien n’échappe et tout est libre. Procédé rhétorique dont use également la psychanalyse, lorsque c’est le patient qui la motive.

Enfin bref, il y a pléthore de voies ouvertes, tentées, à partir de ce problème de l’être et du dire, qui ne peuvent aller ensemble. Nietzsche étant, en philosophie et peut-être plus encore en sociologie, sans doute le premier à avoir posé cette question avec le plus de force, isolant deux pôles radicalement antithétique : l’être (la vie, Dionysos) et le dire (la mort, le Christ), et au milieu toutes les images créées qui, en tant que telles, forment la culture.


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