jeudi, novembre 01, 2007

Dogville


Ce film est une machine mythique. Il est, dans le sens le plus fort du terme, un simulacre. Et un simulacre de la culture américaine.

Rien n’échappe à ce simulacre. Ce n’est pas une expression, un propos, sauf ce qui est extérieur à ce qui est montré : la voix off du narrateur, les images en générique de la pauvreté en Amérique et la musique (Welcome to America) avec laquelle elles concordent (au moins sur celle de Nixon), voire le dispositif scénique avec lequel s’établit une convention tant pour les spectateurs que pour les acteurs. Ainsi, s’il s’agissait d’un film réalisé comme il est d’usage, on pourrait noter que l’histoire donne comme morale que l’être humain est perdu 1) s’il est mal éduqué et échappe à son éducation, et, surtout, 2) s’il n’a pas de but mais se contente d’assurer sa reproduction, sa survie, s’il est autotélique, et but quand bien même celui-ci serait d’aider à la survie, à l’éducation ou à la destruction des autres êtres humains. Mais comme il s’agit d’un simulacre, cette morale devient celle de ce dont le film est simulacre. La morale du film, elle, puisqu’il est d’usage de chercher à comprendre le propos du film, notamment sous forme de morale, est ailleurs.

Il s’agit d’un éloge, ou plutôt d’un acte de puissance, du créateur. Le spectateur est d’abord amusé par le dispositif scénique, il se prend au jeu. Il éprouve au fur et à mesure de l’empathie pour tel ou tel personnage (ou plutôt groupe, car les villageois font corps). Il tente de comprendre le film, et la logique qui s’étale devant ses yeux lui semble de plus en plus du carton-pâte, une convention comme l’est le décor. C’est une logique mythique qu’on connaît bien, dont on aurait même pu prédire la suite à chaque épisode — sauf qu’il faut à chaque fois un déclencheur pour cela, et que le créateur seul maîtrise les déclencheurs, lui seul contrôle l’actualisation du mythe. Alors, la seule question qui se pose, est : dans quel sens le créateur va-t-il agir ? Que va-t-il actualiser, que va-t-il montrer ? Il aurait pu, après tout, intervenir lourdement et de manière morale dans le film, pourquoi pas surgir au beau milieu de la scène, les acteurs figés, et modifier l’agencement, il suffirait d’un rien, pour modifier l’histoire, tant que tout se tient de manière logique…

Le spectateur est un peu comme les villageois, il est livré en pâture, par sa faiblesse d’homme, au simulacre du créateur. Autrement dit, cela dépend de comment il regarde un film : cherche-t-il à prendre du bon temps, à passer le temps, à apprendre quelque chose que les acteurs joueraient pour lui ? — il est perdu. Le créateur ne donne pas beaucoup de solution : soit être à ses côtés, et alors on perçoit ses vues profondément idéologiques sur la culture américaine, soit s’opposer à lui, et seule la fuite sans doute est alors envisageable, ou sinon, peut-être, l’angoisse. Le créateur ne peut pas avoir d’autres égaux que d’autres créateurs, et personne n’est au-dessus de lui — si ce n’est la reconnaissance des spécialistes et du public, son plébiscite faisant reconnaître son œuvre comme une œuvre (majeure) de la culture, ou au contraire l’oubliant comme la plupart des productions, cinématographiques en l’occurrence.

Démonter, le simulacre, quel intérêt, concrètement ? Serait-ce produire un autre simulacre que d’établir une analyse ? Un autre simulacre : simulacre de l’œuvre ? un autre simulacre de ce dont elle se veut simulacre ? ou au contraire un regard cette fois direct, sans la médiation du dispositif artistique (mais de quel autre ? celui du champ où l’on s’inscrit ? — journalisme, sociologie, etc.), sur ce dont l’œuvre se veut simulacre ? sur cette Amérique où la culture individuelle et les rapports de force font tout…

Le seul autre propos que l’on pourrait tenir à l’égard de ce film concerne le jeu, aussi important que le simulacre. Le simulacre est jeu, jeu pour le créateur, mais en l’occurrence également jeu distillé dans le film. Les acteurs jouent, le spectateur joue, les personnages jouent, et finalement il y a une hiérarchie des vainqueurs et des vaincus : on apprend à la fin que le grand méchant gangster est en fait le père de la vierge innocente, riche, belle, esclave et bouc émissaire… cette fois encore, tout un ensemble de figures mythiques qui s’enchevêtrent ; que c’est lui qui tient les règles du jeu lors qu’on croyait que le jeu du film était l’adaptation de Grace à la communauté des habitants de Dogville ; que, probablement, il a tiré sur sa fille pour lui apprendre à s’adapter à son propre monde, afin qu’à travers tout ce qu’elle vive, elle puisse trouver l’équilibre seulement en trouvant sa place dans le monde et la voie indiqués par son père ; en apprend enfin, en dernière instance, que c’est le créateur, Lars Van Trier, qui tient les rennes, et que tout son film est un simulacre — c’est ceci, ajouté à cette impression générale de carton-pâte, qui fait accepter, comprendre, le massacre en direct d’enfants à la mitrailleuse, par exemple.

Aussi, « l’arrogance », qui est au centre de la relation entre le père et la fille — chacun reprochant son arrogance à l’autre, mais une arrogance différente : la vertu pour elle, le mal pour lui —, peut-elle ne pas être une qualité du spectateur ? L’arrogance du père, si l’on souhaite s’opposer au créateur et produire une autre œuvre, ou si l’on prend plaisir à ce spectacle ; celle de Grace, si l’on comprend, accepte, le film, le simulacre, le créateur.

Le simulacre permet de porter l’intérêt du film au-delà de ce qu’il montre, dans sa dimension où il renvoie à une réalité autre que la création, le cinéma, le rapport au public, etc. Mais par là même il construit sans doute, dans le sous-sol des consciences collectives, et pour ainsi dire par-delà bien et mal, les cadres imaginaires de perception de ce dont il parle — ici la culture américaine.


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