mardi, décembre 05, 2006

Métaphysique

La philosophie ne s’intéresse qu’à la métaphysique. C’est son avantage, sa facilité, c’est aussi son principal défaut, peut-être indépassable. Cela me vient ainsi, mais ‘‘métaphysique’’, je n’ai jamais compris ce que cela voulait dire, et n’ai jamais retenu le moindre propos philosophique à ce sujet.
A priori, je vois au moins trois sens possibles. Le premier suppose comme une grande plaque de verre posée sur le monde, sur laquelle est inscrit le monde lui-même, et que le philosophe aurait pour tâche de lire. De quelque manière qu’on la nomme, cette plaque, toujours invisible, cela revient toujours au même. D’une certaine manière, au bout du compte, le philosophe ne fait que la chercher, dans un mouvement qui consiste à la fois à la lire et à la chercher. Pour le commun des mortels, elle est bien très près de nous, ce peut être les images que l’on a dans la tête, le langage, ce genre de choses, mais ce peut aussi être plus fort, et bien plus complexe.
Le second sens comprend ‘‘méta-’’ comme ‘‘au-delà’’. La métaphysique est au-delà le physique, par-delà le physique. Sans doute en faut-il passer par le physique, mais seulement pour passer à travers lui. Il ne sert pas à grand-chose, car la métaphysique n’est même pas après lui, mais dans une autre dimension, elle est d’une autre nature. Le physique est alors « l’écran biface », comme dit Stéphanie Katz, qui nous permet de voir la métaphysique, pourtant infigurable. Ce n’est pas le physique qui la présente ou représente, il faut encore interpréter. Plus que lire, là, c’est voir qui est important, une vision extralucide qui voit à travers les écrans opaques.
Le troisième sens se réfère à l’étymologie, il me semble. En somme, est ‘‘méta-X’’ la projection de X sur une voûte céleste, de sorte que cette image, toute petite, visible d’un seul coup, qui ne supporte pas toute la complexité de ce qui est projeté, ainsi que tout le relief, est facilement lisible. Encore faut-il bien projeter. Bien sûr, dire « image » est une facilité, ce peut aussi être des structures, par exemple. Le côté surplombant de ceci, déterminant, vient du renversement du point de vue de l’homme, qui ne pense plus se trouver là où il se trouve, du fait de quoi l’image projetée devrait être vraiment loin de lui au point qu’il verrait quand même mieux les antipodes qu’elle, mais qui pense se trouver le nez sur cette image, loin de tout, du monde et des hommes et, levant de tant à autre les yeux, il aperçoit, loin là-bas, ou bien en bas, ce qui se projette. Finalement, le « bon » point de vue est celui-ci qui nous fait croire que ce qui se projette, c’est ce qui vient de là-haut, et que c’est nous la projection, le monde dans lequel on vit.
En ayant un peu de temps à perdre, on pourrait s’amuser à modéliser tout cela, à se demander quel monde chacun de ces sens entend, sans forcément supposer l’avènement pour chacun d’eux d’un philosophe-roi ou démiurge qui ferait correspondre le monde à ses « désirs ». Plus probablement, c’est plutôt le philosophe qui trouve sa place dans le monde, et tente peut-être d’inverser cette impuissance irréversible. Quoi qu’il dise, il est donc justifié par le monde dans lequel il parle, un peu de la même manière que, si l’on suit Nietzsche, le philosophe serait justifié par ce qu’il a mangé, qu’il faudrait occulter cela (par exemple ne pas comprendre du tout pourquoi un vieillard agonisant ne peut pas courir un cent mètres en moins de dix secondes tout en mangeant trois ou quatre big mac), pour y trouver à redire.
Le littéraire, selon Quignard, fait avec les images. Historiquement, c’est le sophiste, qui s’inspire d’une tradition plus vieille que la philosophie, se fondant sur l’image. Ce ne sont pas des chaînes de signifiants, comme les aimera la psychanalyse, ce sont des rencontres, des collusions de deux symboles. Je dis symboles, je ne sais pas si c’en est, mais ce sont quand même deux signes qui mis ensemble, sur une paroi plate, étincellent du sens, forment une image fascinante, et déjà cinétique. Posséder toutes ces images (supposées exister en nombre limité), croyait je crois Marc-Aurèle, c’est posséder le monde. C’est là la stratégie du littéraire, nous dit Quignard.
Le sociologue, lui, est au fond du trou. Sur le dos dans la boue, il se débat comme un peu fou, un sourire vulgaire sur sa face luisante, une douleur réelle l’étreignant comme il pense à ce qui n’est pas cette boue. Il n’y a pas de métaphysique pour lui, il n’y a que du physique, et du physique qui doit demeurer opaque. Lui il est né avec la modernité, avec les projets gouvernementaux de gestion de la populace, et puis la photographie qui prend en photo comme les peintres amateurs de Montmartre vous tirent le portrait, ou le cinéma comme l’œil qui capte en un regard circulaire. Le mot qui plane dans la cervelle du sociologue, c’est celui de ‘‘représentation’’, et cela, c’est simplement parce qu’il ne parvient à s’en défaire, lui-même, de la représentation. Forcément, si vous supposez que tout est plat et qu’il n’y a qu’à regarder ce que vous voyez dessus, vous ne pouvez qu’imaginer qu’il n’y a que des représentations, vous ne pouvez être vous-même que dans la représentation, sans parvenir à vous sortir de ce dispositif. Oh, vous pouvez toujours trouver des sociologues très savants (enfin, ils ont beaucoup d’arguments), qui passent le temps à tisser le rideau que le roman, selon Kundera, déchire. Peut-être un peu l’écran (monoface) du physique. Le sociologue, il aimerait bien saisir ce physique, toute cette boue dans laquelle il barbote comme un enfant fou, mais il n’y parvient jamais. C’est vrai que ce n’est pas facile de faire avec le réel quand on veut rester dans les mots, et que si on faisait vraiment avec le réel, alors nous faillirions à notre tâche, puisque nous serions alors un acteur social comme les autres, et ne nous mettrions pas en lumière.
Mettre en lumière les acteurs sociaux. Représenter, au bout du compte, puisque le sociologue fait avec le langage. Il peut considérer que les acteurs sociaux ont des représentations, et il va se charger de les représenter, soit projeter sur un écran monoface ce qui s’étale sur un autre écran monoface (la conscience, le langage, les panneaux publicitaires, ce genre de choses). On peut bien se demander l’intérêt de se redoublement. Aussi, si tout est déjà tant en lumière, en effet, il n’y a qu’à copier, et copier encore, renvoyant sur toutes les parois ces copies, jusqu’au vertige, jusqu’à la nausée, lorsque l’on sent de plus en plus ce que l’on veut toucher, atteindre, mais que la dynamique dans laquelle nous nous trouvons nous empêche radicalement de l’atteindre. Idolâtrie supplice, ou au mieux, à l’inverse, compréhension que c’est le mécanisme même de la représentation qui nous pose problème.
Il peut aussi considérer, comme le philosophe, qu’il s’agit là d’un écran biface, sauf que ce n’est pas l’infigurable qui le fascine. Sur les parois des grottes d’Altamira, nous raconte Katz, le donné rocheux (anfractuosités, tâches, etc.) et la peinture s’entremêlent si bien qu’elle se coappartiennent, que ce qui est surtout visible là, c’est la main qui a créé l’image, la main qui s’impose à notre pensée comme médiation entre le visible et l’invisible. Le sociologue, ainsi, est interpellé par cette main, par cette médiation, et il se tient à l’endroit même de l’écran biface, ni d’un côté, ni de l’autre. Tout le monde se préoccupe des grandes choses qui se jouent ici, et lui, comme un con, il reste là, à regarder, benêt, cette main.
De la même manière, il est interloqué par la fascination qui prend le littéraire à la vue de deux symboles copulant sur une paroi quelconque. Concernant les deux autres sens du mot ‘‘métaphysique’’, il trouve très étrange qu’un personnage se plante en imagination bien loin de là où il se trouve, et prétende mieux voir les choses ainsi ; de même, il suit le chercheur-liseur de la grande plaque de verre juste pour savoir où celui-ci va aller, ce qu’il va trouver (découvrir, inventer), et accessoirement ce qu’il va lire. Le sage lui montre la lune du doigt, et le sociologue regarde le sage. Un professeur disait que la méthode la plus sûre et la plus rapide pour devenir fou, c’est la culture, mais c’est peut-être plus sûrement encore l’humain.

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