lundi, décembre 04, 2006

L'imaginaire

L’imaginaire est bien souvent abordé par la face de la réalité, c'est-à-dire en disant qu’il y a de l’imaginaire et non pas (que) de la réalité. Du coup, pour les premiers, il s’agissait d’une aventure, comme au temps des colonies, et avant, lorsque les européens partaient à l’assaut de la jungle, rencontrant parfois, entre deux coups de machette, quelque peuple inconnu. Mais bien vite ils se sont transformés en touristes. Résultat, c’est ancré « évidemment » dans le réel, dans la réalité, que l’on va parler d’imaginaire. L’imaginaire, c’est bien connu, c’est toujours les autres, même ceux qui le défendent. Nous, c’est la science, la raison, la réalité (mise alors entre parenthèses ou en pointillés), et pas que pour les scientifiques.
Par exemple on va poser la question des monstres, des êtres fantastiques, de tout ce qui, dérivé de l’humain « réel », va vers l’imaginaire, déjà double imaginaire de l’humain. Mais quoi ! il faudrait savoir ! Si l’imaginaire détermine le réel, la réalité, ce qu’on dit et ce qu’on croit, alors il faut considérer que tout le monde passe à travers le filtre de l’imaginaire pour atteindre ce qu’il croit être la réalité, le réel, ce qu’il prend du moins pour tel, y compris le scientifique (donc, le scientifique qui dit parler de l’imaginaire, reconnaît tout de même qu’il faut le réduire à un filtre zéro pour dire quelque chose de scientifique…). Il serait bien plus honnête, à première vue, de partir du principe que tout le monde passant à travers ce filtre, tout le monde se trouve déjà dans l’imaginaire, et pas seulement lorsqu’il évoque des images qui ressemblent à celles qui nous ont été ramenées de cette lointaine province, celle-ci qui dès lors n’existe pas, mais appartient (et finalement de la même manière que son inexistence) au filtre qu’est l’imaginaire.
Ceci exprimé non pas pour dire ce qui est, le réel, la réalité (dans ce sens, ce n’est qu’une réalité parmi d’autres), mais comme principe méthodologique. Il n’y a pas de territoire ou de terre lointaine de l’imaginaire, ce qui est un vestige imaginaire de notre culture un moment colonisatrice. Au contraire, nous sommes toujours déjà dans l’imaginaire, dans le délire, même quand nous sommes ‘‘particulièrement clairvoyants’’. Ainsi, la représentation que j’ai d’untel, c’est déjà de l’imaginaire, c’est déjà, si l’on veut, un être fantastique.
C’est en ce sens que l’on peut noter une toute puissance de l’image, de nos jours, et une distinction profonde entre l’image et l’effet, entre l’imaginaire et « l’efficacité symbolique ». Il ne sert à rien de glorifier le passé, les structures passées de l’imaginaire, puisqu’il s’agit là d’un moment historique tout à fait déterminant, un moment par rapport auquel nous ne pouvons que nous dire, au mieux, postérieurs, mais plus probablement contemporains. Postuler le lien direct entre imaginaire et « efficacité symbolique », c’est tomber forcément à côté de la plaque, c’est même produire de l’imaginaire (de l’imaginaire de l’imaginaire), c’est ajouter des images aux images, toujours coupées de toute efficacité, et après il n’y a, à la limite, qu’à rêver, qu’à se laisser bercer par ce faux imaginaire, par cette galaxie d’images en suspension, puisque le moindre retour vers le réel est rendu impossible par cette simple constatation que tout ce que l’on croit ne nous sert pas du tout, que l’on n’a rien compris, que les choses se passent tout à fait différemment. Pour éviter cela, il faut prendre, dès le départ, des précautions méthodologiques, et considérer que là où je me trouve, c’est le réel, mais que dès que je commence à avancer, et ne serait-ce qu’à avancer, c’est l’imaginaire.
A la limite, si l’imaginaire a un effet, c’est lorsque l’on est passé à travers, pour expliquer le réel où je me trouve ensuite. Le réel c’est toujours ici, dans la fixité du présent, dans une éclipse qui n’existe pour ainsi dire pas. On va de présent en présent, on ne cesse jamais d’être en mouvement. C’est en ce sens seulement que l’imaginaire n’est pas du tout les images projetées dans le monde, ce que nous appelons même des signes maintenant tellement nous avons l’habitude de le voir être prostitué sous cette forme-là. L’imaginaire, cela concerne un corps humain, puisque cela seulement va de présent en présent, ne cesse jamais d’être en mouvement. C’est un corps humain qui passe à travers le filtre de l’imaginaire, sans jamais en sortir sinon dans l’abstraite immobilité du présent, et rien d’autre. Ce n’est pas en regardant les panneaux publicitaires que l’on peut savoir ce que c’est que l’imaginaire, c’est à un moment donné en regardant, en questionnant un corps humain, que l’on peut savoir ce qu’est, ce qu’a été, l’imaginaire. L’imaginaire, ce ne sont pas des signes, des projections hors de soi, des discours, des croyances, mais il y en a un peu là-dedans. Un signe, toutes les projections hors de soi, c’est aussi imaginaire qu’un meuble, qu’un arbre, qu’un caillou, qu’un nuage ou qu’une lumière (et les atomes, et les flux, et tout ce qui également produit un effet, est perceptible, consciemment ou non, par un corps humain). Il n’y a d’imaginaire qu’« incarné », c'est-à-dire traîné entre deux présents par un corps humain. C’est un parasite, si l’on veut, qui s’accroche pour un temps, avant d’être relayé, sur le dos de la bête qui marche vers la mort. Il va de soi que ce n’est pas parce que nous reconnaissons chez l’autre de telles images que nous portons aussi qu’elles ne sont pas imaginaires.
Prétendre dire ce qu’est l’imaginaire, c’est, dirait-on, prétendre retenir ce parasite avant qu’il parte, enfoui avec la bête auquel il est accroché. C’est détacher ce qui a informé le vivant avant que celui-ci ne parte dans la mort. Un geste salutaire, peut-être, mais surtout une plaque que l’on soulève sous laquelle il n’y a que la mort. Difficile geste, et l’on comprend que certains préfèrent rester avec leurs jolies fées peintes sur le papier cadeau de Noël d’une grande surface. Nécessaire donc, à côté de ce regard, de ce geste, d’avoir un imaginaire solide. Eh ! comment feraient les médecins et les fossoyeurs sans leur humour douteux ? Nous n’avons pas à nous nourrir de ce que nous étudions. Heureusement qu’il y a l’imaginaire, sans cela nous serions morts depuis longtemps. L’imaginaire nous emmène vers la vie, mais pour beaucoup il les emmène aussi vers la mort, au point qu’avec ou sans, c’est du pareil au même. Ce sont là des gens aguerris à la raison, mais sans l’imaginaire du raisonnement, de la logique, des gens qui nous font étrangement penser à l’habitus nazi, tel qu’on peut le percevoir dans La Chute par exemple.
Bref, il y a du présent, de l’imaginaire et de la mort.
Et l’on peut continuer à dire que l’on parle tant et plus d’imaginaire à mesure qu’il disparaît, que la multiplication des signes, plus qu’un resurgissement de l’imaginaire, en est une preuve supplémentaire, mais, tout autant, on peut à l’inverse également dire que tous les êtres humains ont toujours imaginé aussi bien, maintenant encore, et pour longtemps. L’effet du moment de la modernité (qui en ce sens n’est pas vraiment terminée), c’est la distinction entre l’imaginaire et son efficacité, et pour cela : extériorisation de l’imaginaire, et, ainsi mis hors de nous, projeté, pour ne pas le perdre, sur les murs de l’espace public au sens général ; le signe n’a plus d’effet, en revanche, les structures de signes ont un effet, mais cela est bien rationnel, bien logique, car on peut du moins les comprendre, les prévoir et les produire, et par ailleurs l’imaginaire continue lui sa route, même avec des signes qui n’ont rien, aux yeux de certains, de ressemblant avec un vampire dessiné sur un pin’s, par exemple (par exemple le néant imaginaire, a priori, que l’on trouve chez Sartre ou Camus, c’est de l’imaginaire, et ce au même titre qu’une croyance aux licornes ou je ne sais trop quoi : le très rationaliste croit fermement à sa réalité, c’est pourquoi il se laisse d’autant plus facilement pêché comme imaginant).
Ce n’est pas la peine de chercher, nous ne parviendrons pas à sortir de nous-mêmes. Pas la peine de stresser, on finira tous par mourir mais, en attendant — qu’est-ce qu’on mange ?
Mais il est certain que l’imaginaire qu’on nous sert couramment, on a vraiment l’impression que c’est celui d’« intellectuels » jetant avec compassion et compréhension un œil sur des populations un peu débiles, lorsque ce ne sont pas ces populations qui s’amusent avec des éléments déjà pour eux folkloriques (lorsque j’étais en CP ou en CE1, la maîtresse avait même organisé sur la place du village un grand feu autour duquel, déguisés en indien, nous avons tourné en faisant ouh-ouh-ouh main saccadée sur la bouche, histoire de faire venir la neige, un mois de décembre à trente kilomètres de Grenoble). Cette conception atterrante est une lubie, tout simplement, puisque rien ne peut montrer, surtout pas elle à elle-même, qu’elle se gourre. Parler de l’imaginaire, c’est bien pour dire que c’est ce qu’il y a de plus important, non ? Que, par exemple, c’est par là que l’on peut bien saisir une réalité, non ? Et bien dans tous les cas où cet « imaginaire » nous est sorti, étrangement, c’est toujours autre chose qui est plus important (j’ai même entendu, dans cette lancée, une analyse d’Halloween encore plus naïve que ce que peut penser n’importe quel gamin allant de porte en porte). Le personnage idéal de cet « imaginaire », c’est un gamin de six ans, mais bien sûr, ce sont toujours des adultes qui en parlent, qui eux sont très tristes et très cons, comme si, véritablement comme si, ils ne portaient plus d’imaginaire…
Il est clair que ce n’est pas du sens que nous cherchons (à propos du sens, on dirait bien que celui-ci n’est jamais qu’une balise posée pour le futur ; cette rétraction plus réactionnaire que conservatrice : marre marre marre).

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