mercredi, décembre 06, 2006

Art et sociologie (enfermement et libération)

Quand le sociologue intervient, tout est déjà en place, de quelque manière que ce soit. Il y a des œuvres d’art, et des gens qui tournent autour, quoi qu’ils disent, fassent, pensent, et quelle que soit la manière dont ils sont considérés par les autres. Chacun entre en compte par le simple fait d’être là. L’analyse de tout ceci vise bien un ailleurs, un au-delà, qui peut ‘‘simplement’’ être le tout de cela.
Le sociologue prend beaucoup de monde en compte, mais cela après que le système moderne, puis le système contemporain, aient amené aux premières loges des gens qui ne produisent pas l’œuvre elle-même.
La dispute entre Bourdieu et Becker, on dirait que le second dit que c’est Dieu qui crée l’œuvre, puisqu’il crée le monde dont elle issue comme naturellement, spontanément, génétiquement, quand pour le premier, c’est le monde (histoire de bien mélanger les mots…) qui crée l’œuvre, le monde créé par Dieu. Ce monde existe indépendamment de Dieu, mais trouve en lui son unité théorique ; son importance aux dépends de Dieu va permettre, au contraire de Becker, de comprendre le conflit et l’histoire comme fondamentaux, quand chez Becker c’est l’intégration et la simultanéité qui l’emportent.
Tout se passe comme si c’était surtout le sociologue qui était décillé. Les autres le sont depuis longtemps, chacun à sa manière, mais avec d’autres croyances, des croyances d’acteurs sociaux. Le sociologue ne ressent plus de complexe face aux œuvres d’art, face aux artistes, aux critiques et autres professionnels. Il a trouvé une combine : il y a là un monde, un champ ou un jeu, auquel tous participent. Voilà la feinte, et c’est lui le plus fort, héhé, car c’est lui qui trace la limite du cercle qui comprend tous les autres. Du coup il peut s’amuser, après, et courir de place en place tracer ses cercles. Le monde est ainsi truffé de petits cercles, mais il ne faudrait quand même pas s’imaginer que dans le méta-monde, méta-champ ou méta-jeu de l’art lui-même au sens large, le sociologue ne va pas être compris à son tour, car il a beau poser des barbelés, les moutons ne continuent pas forcément, justement pas, à paître tranquillement, bien sagement. Il va se produire ne serait-ce qu’une conscience du groupe en présence de lui-même, et vive la convivialité, comme si le cercle n’était dès lors pas tracé après que chacun ait travaillé et/ou parlé, mais avant. C’est ici que les organisateurs prennent toute leur ampleur, eux qui se demandent justement quoi organiser, au lieu de faire avec leur catégories ‘‘naturelles’’, en bons acteurs sociaux. Les organisateurs, gestionnaires (il faut vraiment lire Foucault sur la biopolitique !), prennent en charge un monde, un champ ou un jeu, et permettent qu’il se perpétue.
Du coup, procéder avec les analyses de Becker, de Bourdieu ou d’Heinich, c’est comme pour un artiste continuer à produire de la même manière qu’il y a vingt ans, et sans doute moins : on cherche ce que l’on trouve, mais ce que l’on trouve n’était pas forcément ce qu’il y avait à chercher. Mais quoi, on n’est pas bien, là, entre nous, dans notre petit espace commun ? Enfin ! Si vous n’êtes pas des nôtres, sortez, mais ne gâchez pas notre plaisir ! Le sociologue a plus qu’il n’espérait, les acteurs sociaux ont déjà fait tout le travail à sa place, il n’a plus qu’à considérer avec étonnement, et à le noter dans son petit calepin, le fil barbelé qui entoure le petit parc humain.
De manière très générale, j’ai l’impression que chacun cherche à s’enfermer dans une petite bulle et à lier sa vie à cette bulle. Sa vie, son corps, tout son être matériel, que rien n’en sorte, pas même certains mouvements cérébraux. C’est ça, être. Etre bien intégré à son être, soit n’en pas sortir du tout et occuper tout l’espace, voilà une formule du bonheur. Comme une machine bien intégrée, qui donc va bien marcher, et pour la nuit des temps, le bonheur comme forme d’éternité. Vous serez donc prié, jeune, de ‘‘libérer’’ cet espace, d’en poser les contours ; vous serez d’abord perdu, vous ne saisirez pas grand-chose, mais ce sera un début ; ce sera dur, tellement vous serez perdu, mais il faudra persévérer ; parfois vous aurez l’impression, parce que comme vous aurez momentanément besoin de sécurité, vous vous rétrécirez inconsciemment, d’être vraiment trop à l’étroit, vous vous direz alors mon dieu je ne suis que cela, et confondant cet abri sécuritaire correspondant à une faiblesse passagère avec votre être véritable qui vous promet le bonheur, hoquetant un peu plus encore en comparant l’horreur de cette situation et le bonheur espéré, vous risquerez, vous calmer l’angoisse, ne pouvant plus être alors ni dans votre être trop grand, ni dans votre être trop petit, de commettre le pire ; pour contrer cela, il faut inventer des techniques alternatives, comme par exemple le délire, même banal et débile, permettant de traverser ces passes sans trop d’encombre. Cette bulle peut être appelé de diverses manières, par exemple être, moi, classe sociale, habitus, fonction, etc. Là où réside le vrai danger, c’est quand elle est mise en danger, et plus encore lorsqu’elle est réduite à néant. On le voit dans le film La Chute, par exemple, ce qui est la même que ce que l’on trouve, mais pas sur le même ton ni vécu de la même manière, dans le bouquin de Morgan, je crois (ou est-ce son prénom), Message des hommes vrais au monde mutant. Pour Delaume, il s’agit de préserver sa petite ritournelle, et l’on peut se demander si elle est le moyen de perpétuation de l’être en tant qu’être, de la bulle toujours similaire à elle-même, préservation d’elle-même Chloé, ou si elle est la clé de création de bulles, de manière à ne pas se laisser enfermer dans une seule, de pouvoir en créer d’autres si besoin, de ne pas astreindre sa vie et son corps à une seule entité, de ne pas, finalement, être aliéné, et donc ne pas lier son sort à ce qui nous aliène.
Parce qu’il y a deux mouvement contradictoires : s’enfermer et se libérer. Se libérer, ce n’est pas envoyer paître ce qui nous enferme, c’est considérer que c’est nous-mêmes qui nous enfermons, servitude volontaire au profit, par exemple, du bonheur, et par suite, c’est arrêter de continuer à nous enfermer dans une bulle donnée. Pour cela, il a déjà fallu être enfermé, forcément, mais receler en nous plus que cela, de manière à ce que l’on étouffe et que nous devions en sortir. C’est pour cela qu’il n’y a pas du tout de jugement de valeur à porter ici. De même, à l’inverse, on s’enferme pour se tenir, pour ne pas s’éclater, pour ne pas se perdre, et également pour sentir la voie que nous suivons, effleurant les parois de la bulle. Sans doute cela vaut-il pour les individus, pour les petits groupes constitués, pour les grands groupes. L’image à évoquer n’est pas celle d’un clinamen, déjà parce que nous ne sommes pas des spectateurs extérieurs à ceci, mais vivant au sein de ce dispositif, ensuite parce que notre point de vue étant celui-ci, il donne à sentir plus qu’à voir, et une forme trop géométrique consacre le sens de la vue ; l’image à évoquer est plutôt celle, pas bien loin, d’une grotte dans laquelle, côté libération, il s’agit d’un nouvel orifice, d’un nouveau boyau à explorer, révélant un nouvel espace, reconfigurant du même coup l’espace entier, et, côté enfermement, la chaleur de cet espace éteint, avec seulement une bougie au milieu qui n’éclaire que très peu. Comme pour le clinamen, l’analogie est frappante…, mais peu importe, s’il s’agit de tenter de cerner les choses à partir de comment nous les vivons, de comment nous les sentons.
Le sociologue, quant à lui, passe le plus clair de son temps à jouer l’enfermement. Rares sont les fois où il s’évertue à trouver, pour son sujet d’étude, de nouvelles anfractuosités possibles. C’est peut-être qu’il cherche surtout à clore son étude, et pour cela son sujet. Comme s’il ne faisait que redoubler le trait du réel, et donc l’enfermant du même coup. Or, il serait temps de se poser la question de la libération.

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