mercredi, décembre 06, 2006

Je n'aime pas la sociologie (mais je crois l'avoir déjà dit)

Je n’ai vraiment pas envie de devenir sociologue. Quoi de pire que le sociologue, lui qui ne dit que des choses toujours mieux dites par d’autres, sauf à être un vrai crack, c'est-à-dire un qui va en-dehors des sentiers battus (et comment le peut-on pris en charge comme on l’est par des gens tenant leur petite boutique ?), des choses qui n’ont d’intérêt pour personne, même pas pour lui-même.
Quand on voit un sociologue, la première chose que l’on se dit, même s’il dit des choses très intéressantes, c’est que mon dieu, j’ai vraiment pas envie de lui ressembler. Il peut dire ce qu’il veut, cette non envie va de soi.
C’est peut-être que je préfère être spectateur. J’aime les choses dites, mais les produire, ce n’est pas trop mon truc. C’est le dire que j’aime bien, peut-être, pas tant ce qui est dit. Je ne trouve pas de sujet en dehors de ce satané art contemporain cambodgien, parce que rien ne m’intéresse au fond. Et tous les sujets que j’ai trouvés, étaient beaux sur le papier. Les meilleurs sociologues, du reste, à part Baudrillard le déprimé, ne font qu’avec le papier. On regarde Maffesoli, on regarde Heinich, pour ne pas parler de Bourdieu, caricature du genre, ce sont des gens qui n’ont jamais ouvert les yeux, et c’est là toute leur force, ils ont eu une idée derrière la tête et ils l’ont développé, en se reposant sur tout un armada culturel qui passe inaperçu. Ils produisent un propos culturel bien plus que scientifique ou que je ne sais quoi d’autre.
Si j’ouvre les yeux, la culture ne me sert à rien, seul le langage, à coup de bégayements, peut éventuellement, avec tous ses mots qui ne vont alors jamais, m’être utile. Si je les ferme, et ne vit que sous la voûte culturelle, alors il ne faut pas me demander de terrain. Maffesoli, lui, son terrain, c’est la culture, en particulier la production sociologique. On ne peut pas dire des choses pertinentes et avoir un terrain, c’est proprement incompatible.
Du coup, cette exigence de terrain, je la vis comme si je devais veiller toute l’année à préserver en moi un habitus de gros beauf débile pour pouvoir seulement survivre au travail l’été. Toute la culture du monde n’est d’aucune utilité face à un terrain, parce qu’elle va le faire parler, elle va forcément l’interpréter, comme naturellement, et ce n’est pas ce qu’on nous demande. Mieux vaut se passer de culture, éviter de lire notamment, mais savoir jongler avec les mots, ou plutôt savoir bien bégayer.
La sociologie, au sein de la culture, occupe un peu la même place que l’art contemporain cambodgien au sein de l’art : ça y ressemble mais, franchement, quel intérêt, il y a tout déjà ailleurs et en mieux, et ce qu’il n’y a pas ailleurs n’a strictement aucune valeur, comme on dirait un truisme, un lieu commun.
Le sociologue, on dirait qu’il se colle le nez par terre, suffisamment fort et près pour pouvoir s’émerveillé, au bout d’un moment, de ce qu’il voit, alors que s’il était redressé, et marchait qui plus est, il verrait la même chose, mais comme une évidence, une chose à peine notable, sans vraiment d’intérêt.
La sociologie, si elle cesse d’être un parasite critique, n’a vraiment aucun, mais alors aucun intérêt. Baudrillard, par exemple, est un parasite critique. La limite de ce paradigme, c’est que rien n’est alors possible que la perpétuation de ce qui est critiqué, la sociologie comme la pratique discursive révolutionnaire selon Deleuze, la ligne qui trace à travers ce qui est institué, ne pouvant jamais gagner la guerre, mais toujours recommencer.
Sans doute ne puis-je être autrement que spectateur. Peut-être aurais-je pu être mystique, qui sait. Entrer dans une secte, par contre, seulement en dernier recours, pour éviter d’être clochard.
On vit dans un monde balisé et il y a des choses que l’on ne comprend pas. Pour les comprendre, ce n’est pas la bonne méthode de se pencher sur elles. On pourra se pencher tant que l’on veut, on pourra même, comme le sociologue (petit-)bourgeois, se mettre à quatre pattes le nez dedans, cela ne servira vraiment à rien. Il vaut mieux se pencher sur une explicitation de notre propre monde, ce qui est évident pour nous, ce qui va de soi pour nous. Et ça, les philosophes, les critiques d’art, les mystiques, les acteurs sociaux, tout ce beau monde qui tient des discours, et même les grands sociologues qui parlent dans la culture, ils ne le font pas du tout. Pourtant c’est une méthode explosive.
On nous pose la main sur la tête en nous pressant vers l’intérieur d’un bâtiment, comme s’il y avait quelque urgence : vite, vite, rentre, conforme-toi, surtout ne pense pas, vas-y, met la tête dans le sceau, tout proche du sol, vas-y abruti-toi, là seulement tu pourras parler, on saura bien ce que tu voudras dire, lieux communs en puissance. Au contraire, il vaudrait mieux gambader, étirer un peu tout cela qui nous oppresse. Comme s’il y avait leur petit confort à protéger, leur petite vie déjà faite, leur place, leur fonction, leur masque derrière lequel il n’y a plus rien, un masque tenu par les ficelles, les bretelles d’une institution, mais la salopette est vide et le masque ne cache rien. Il ne faudrait pas rentrer toujours plus au fond de la grotte, mais en sortir. On nous dit qu’on ne fait pas de sociologie en restant dans sa chambre, mais peut-on en faire en restant dans cette grotte, hum ? C’est, en elle comme dans la chambre, le motif de l’inspiration, profondément chrétien (mais pas que), qui est alors forcément appelé. Ah elle est belle la super critique en lutte contre le monde à percer les représentations… C’est le même motif, sauf que la chambre, elle n’est pas légitime. L’institution, elle, l’est. La communauté. Tenons-nous chaud, allons-y. C’est sa perpétuation que l’on vise, c’est d’avoir chaud que l’on souhaite, et puis de quoi manger n’est-ce pas. Au fond tous les intellectuels occidentaux fonctionnent sur ce motif, reste à choisir la grotte. Soral, par exemple, a choisi la grotte médiatique. Question de terrier, d’église, de lieu communautaire.
Comprendre son monde pour commencer à comprendre celui des autres. Je pense à ma grand-mère. Plus jeune, je me demandais avec elle comment c’est possible, non mais vraiment, que des gens entrent dans des sectes, et même y meurent, presque de leur plein gré. Une question parmi d’autres. Nous lancions des hypothèses, mais le but surtout c’était d’instaurer là une question sans réponse, une question qui ne peut avoir de réponse, de se poser les yeux sur une image qui montre mais ne nous fait rien voir. Après quoi, comme il n’y a nulle compréhension possible, on passe à l’explication, qui relève toujours alors du rationnel non-rationnel, par exemple la folie, la connerie, ce genre de choses. Et effectivement, en parlant avec ma grand-mère, jouant le jeu de la conversation, je voyais bien que je ne pouvais rien comprendre, qu’il n’y avait rien à comprendre, et que l’explication ne pouvait, intellectuellement, relever que du désastre, si même l’explication ne relève pas déjà nécessairement du désastre intellectuel. Maintenant, je perçois les limites de ses cadres mentaux, presque reproduits en masse, et les gens qui entrent dans une secte, je ne les vois plus du tout de la même manière. Je ne les vois pas d’une manière particulière, mais déjà, le carcan premier étant disloqué, distendu, l’interrogation, la vraie, advient, qui est en demande de compréhension.
C’est une stratégie qui du point de vue de la vie, dans le sens de son rôle d’acteur social, est proprement mortifère. C’est sûr, c’est pas avec ça qu’on va parader dans la famille, à raconter de biens bonnes histoires, à faire rire tout le monde, comme tel ingénieur ou tel physicien. A la limite, le rire naîtra de la monstration des cadres trop visibles, ce ne sera pas un rire de vaniteux qui se gaussent et se frottent ensemble communauté.
Je me rends compte que je ne peux même pas parler avec ma grand-mère. Finalement, j’en viens à parler avec elle des cadres qui déterminent son discours et plus que son discours. Mais je n’ai pas d’autres cadres à lui fournir, ce n’est pas un problème, c’est même là que ça devient intéressant. La dernière fois je parlais avec elle d’art moderne et d’art contemporain. Je tentais de lui montrer ses cadres d’interprétation, et puis ensuite elle me demandait, forcément, mais alors si ce n’est pas ce que je pense, qu’est-ce que c’est. Je lui ressortais la doxa sur le sujet, en lui disant voilà ce que disent ceux-ci ou ceux-là. Pour moi, cette doxa, c’est encore d’autres cadres, qui ne sont pas moins imbéciles que ceux de ma grand-mère. Je ne crois en rien, et l’athéisme, fondamentalement, c’est ça, puisque, en tant que c’est une question pour le plus grand nombre, il s’agit moins de savoir, par exemple, si Dieu existe ou pas, que si j’imite en tous points mon voisin, et joue des jeux par exemple conversationnels avec lui sans me rendre compte qu’il s’agit là d’un jeu particulier, c'est-à-dire bien plutôt, plus que de jouer (selon la phrase courante de nos jours, exprimée sur le ton de l’amusement : « ce n’est qu’un jeu, c’est marrant, je le sais »), ne pas mettre en relief ce jeu, et donc en interrogation ce qui se joue. Dans la non-église à laquelle appartient ma grand-mère, j’imagine sans peine que personne ne va entrer dans la secte Moon, puisqu’ils ont déjà la leur. Se rendre compte que tout le monde mange, pisse, chie, baise, passe le temps, ri, imagine, fais des mouvements, désire, pense, meurt, c’est déjà toute une histoire, et d’ailleurs tous ceux qui parlent d’autrui se taisent quand il surgit : pas du tout parce qu’ils disent des choses qu’il ne devrait pas entendre, ou qui ne se disent pas, et la honte qui prend parfois possession du parleur n’est pas celle d’une faute morale ou de goût, c’est simplement que son discours parle bien plus de lui-même, ne l’éclaire lui-même, mensonge ou illusion qui n’est plus possible en présence de l’autre, c’est simplement que ce sont des discours destinés à la communauté présente, sans que l’autre, finalement, n’est rien à voir là-dedans sinon comme seul signe de l’extérieur à elle.
Si l’on décrit autrui suffisamment bien, comme tente de le faire Oscar Lewis en laissant parler les membres d’une famille mexicaine, on ne voit plus très bien ce qu’il y a à en dire. Il n’y a plus rien à dire sinon à répéter ce qui a été présenté. Plus rien à dire sinon éventuellement se mettre à lui parler, ne serait-ce que pour tester, et souhaiter peut-être les remettre en cause, les catégories imaginaires qu’il s’est lentement construit, invalidant, dans tous les cas, rien que par notre apparition, ce qui a été dit par le présentateur.
Peut-être que les gens dont on parle le plus, que l’on imagine le plus, et qui pour cette raison semblent obtenir une aura des plus grandes, qui les fait imaginer comme plus que vivants, comme des êtres presque surnaturels, mythiques et fantastiques déjà, sont les gens les plus seuls qui soient. Même si dans certains cas (dans tous ?), par exemple les « primitifs » ou, probablement, les membres de la jet-set, cela ne les dérange pas du tout, puisqu’il vivent dans leur petite communauté. A une amie qui, il y a quelques années, me certifiait ne ressembler à personne, au contraire de plein de gens qu’elle voit tous les jours et qui se ressemblent par groupes, je lui répondais que moi j’ai vu plein de gens qui lui ressemblaient, mais jamais avec elle, autrement dit qu’il n’y avait pas là une communauté, mais des individus isolés ‘‘statistiquement’’ (beurk ce mot) semblables.

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