lundi, janvier 29, 2007

L'espace public (Internet)

Le net n’est jamais qu’une extension de la rue, de l’espace citadin (le ‘‘centre-ville’’ : là où il y a et se passes des choses). Les questions qu’il pose n’en sont pas vraiment différentes, et les deux pourraient être policées de la même manière, déjà qu’ils sont formés de manière semblable, l’espace du web trouvant sa genèse dans celui de la rue.

Une rue éclatée, certes, mais cela ne change rien à l’affaire. Eclatée, ou plutôt retournée, comme on le dit d’un gant. Un blog, par exemple (les skyblogs, surtout), si ce n’est pas un journal intime (objectivation de la subjectivité prêtée à l’acteur), n’est pas non plus un endroit où l’on parle de soi et voit si cela plaît ou intéresse les autres avant de le continuer, le modifier en fonction ou de le supprimer (subjectivité de l’acteur), mais plutôt l’acteur retourné (objectivation de sa subjectivité). Les maisons de la presses et les librairies sont retournées : on lit les revues, les journaux et les livres sur internet. Les magasins également : on peut tout acheter sur internet. Les administrations elles-mêmes sont retournées : beaucoup de démarches peuvent se faire par internet.

Ainsi, ce qui était dedans devient dehors, comme l’architecture de Beaubourg. L’évolution de ce bâtiment, d’ailleurs, est intéressante, à ce qu’en dit Baudrillard. Au départ, il était question de laisser un immense vide, modelable à loisir. Et puis, bientôt, des cloisons ont été posées, compartimentant cet espace. On compartimente, et puis encore on met des barrières, réelles ou ‘‘symboliques’’ (si payer est symbolique), et finalement un vieux schéma est reconduit sur l’utopie première (parce que ça devient rétrospectivement une utopie, alors que, précisément, le lieu, là, on l’avait… comme si le lieu public par excellence ne pouvait jamais advenir, ne pouvait que rester de l’ordre de l’utopie, le lieu qui jamais ne s’actualisera). On remarque cela très clairement chez les idéalistes du net, les pionniers libertaires. Donc, il y a, à l’intérieur de ce qui est retourné, des habitudes reconduites.

Il y a encore autre chose. Ce qui est fermé dans la rue est ouvert, retourné sur le net. Mais l’image n’est pas complète si l’on se représente simplement des boyaux hors du corps. La présentation ne change pas, ce qui était intérieur se présente sous le même modèle que ce qui, dans la rue, n’était pas retourné.

Ces trois éléments font du net un espace ni plus ni moins vivable que la rue. Il manque de l’air, peut-être, dans cette espèce d’expressionnisme à outrance. C’est à la fois mieux et pire que la rue, mais, fondamentalement, ça n’en est pas très différent.

On peut en faire, des thèses, sur la « réappropriation de l’espace du net »… On peut souhaiter que cet espace ne soit pas trop dictatorial, de la même manière que la rue est souvent insupportable ; cela peut tenir à son architecture (là prennent place notamment les grands groupes qui achètent tout l’espace et le forment à leur guise), cela tient surtout au rapport de chacun à tous et à chacun. Le point le plus intéressant, cependant, est peut-être celui-ci que lorsque seul le dehors comptait (on se rappelle, dans les années 60, ceux qui parlaient de « l’apparence », opposée à « l’être », à l’intérieur, à l’époque où la rue était le lieu par excellence, de contestation comme de pouvoir, et comme lieu tout simplement), on pouvait toujours se réfugier dans le dedans, penser qu’il était différent du dehors, chercher à le mettre en avant, dehors, à la manière expressionniste. C’est chose faite, mais cyniquement, pour ainsi dire, puisque ce que nous appelions jadis les masques, ce rapport n’a pas changé. Chacun peut librement continuer d’opposer « l’être » et « l’apparence » et afficher son véritable moi sur Internet, rien ne s’oppose à ceci, bien au contraire. Chacun peut donc bien croire à la non préformation de son intérieur, comme auparavant chacun se regardant dans la glace se reconnaissait, remarquant la différence dans la répétition, au contraire d’un regard étranger : seul celui qui connaît remarque cette particularité d’un visage (par ailleurs, les portraits naïfs d’inconnus ne nous forcent pas à connaître ces visages, bien au contraire).

On peut donc se demander où se réfugier si notre intérieur se retrouve dehors, sur la place publique (comme elle paraît vieille, très vieille, cette expression, un véritable symbole, l’un des lieux communs européens selon les éditions Autrement). Lorsque le ‘‘bourgeois’’ sortait en ville, au siècle d’avant le dernier, il s’habillait en fonction, se tenait en fonction, c’était un lieu de commerce mais surtout de rencontres, bien loin de nos habitudes et de nos conceptions, même si cela est totalement entré dans nos mœurs au point que nous n’y pensions plus ; cet espace social était garanti et s’assortissait d’une multitude d’arrière-cours : la maison (le foyer), l’arrière-boutique, etc., qui ont aujourd’hui disparues de nos représentations (l’arrière-boutique était au cœur de la rumeur d’Orléans, en 1968, mais cela est passé).

Par ailleurs, on peut se demander aussi si cette transformation de la rue au net vaut comme modèle, si les remarques que l’on peut faire à ce sujet sont valables comme lois du développement de l’espace public. Si tel était le cas, il y aurait un processus d’explicitation (qui se trouve au cœur de la modernité, nous raconte Sloterdijk dans sa Critique de la raison cynique), touchant tous les objets, c'est-à-dire tous les lieux, tous les contenants, de l’espace public : magasins, êtres, administrations, principalement. Plus ce processus va son chemin, plus l’espace public est grand. On peut se demander jusqu’où cela peut-il aller. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien ‘‘dedans’’ ? Mais déjà nous peinons à nous trouver un intérieur, alors que, regardant de loin nos ancêtres, nous avons l’impression qu’ils étaient dotés d’un intérieur si grand qu’ils ne pouvaient en connaître qu’une infime partie. Tout ce qui relève du spiritisme, du chamanisme, se ‘‘démocratisera’’ d’ailleurs sans doute dans les décennies à venir ; parce que pour l’instant, non seulement nous avons cette impression concernant nos ancêtres, mais en plus nous avons le sentiment que beaucoup de choses se sont perdues entre temps.

L’essentiel concernant l’espace public à dire semble être que celui-ci vise à déposséder chacun pour doter tout le monde de ces attributs collectifs : là le masque, ici l’intérieur, rationalisés et distribués à tous. C’est un processus humaniste qui trouve sa contrepartie dans le risque ou la peur d’un « parc humain » comme disait Sloterdijk. C'est-à-dire que celui-ci est perçu comme à venir, alors qu’il est là depuis le début, depuis lors que les humains se sont mis en tête de construire eux-mêmes, pour tous, un espace commun (ce que d’aucuns, pour aller jusque-là, nomment « société »), comme si celui-ci ne pouvait être autre chose qu’un parc, comme si la fuite, pour reprendre les termes de Laborit ou de Deleuze, ne pouvait jamais être qu’individuelle ou le fait de peu, en tous les cas pas comme une œuvre à destination du collectif le plus large possible, et donc, en ce sens, « asociale », « non humaniste » (certains disent « anti », mais c’est peut-être pour fondre en une deux traditions divergentes ?).

A chaque dispositif correspond un « être ». A ce niveau opère sans nul doute un profond relativisme. Un magasin de chaussures, n’est pas pareil il y a cent ans et aujourd’hui ; peut-être formellement rien n’a changé, peut-être, mais lorsque les acteurs parlent du magasin de chaussure qu’ils connaissent, ce n’est pas le même ; il en va de même des humains. C’est sur ce verbe être que s’articule la continuité, quand bien même tout change. Un magasin de chaussures ne remue peut-être pas les émotions, les colères et les révoltes, mais lorsqu’il s’agit de soi, cela commence à toucher. En se définissant (même seulement pour lui-même), dans le « je suis cela » autant le « cela » que le « suis », l’être humain définit son lien à l’espace public qu’il fréquente, lien souvent de conformation, d’autres fois de réaction, parfois encore de ‘‘jeu’’ (de séduction, de feinte, etc.).


Actuellement, n’importe qui inonde le net de ses créations, consisteraient-elles seulement à tenir une caméra à l’anniversaire du petit ou lorsque celui-ci fait preuve de création (ainsi, sur YouTube, le « premier concert » d’un gamin au violoncelle au fond de sa piscine vide). La création, ça c’est intérieur, les récits autocentrés de ces dernières années en ont été le signe sur le plan littéraire. On peut se demander si la différence passe encore entre les créations qui ne montrent que leur créateur et celles qui sont ‘‘universelles’’, parce qu’elles seraient d’abord de la poésie, de la peinture ou de la musique, ou encore que n’importe qui peut se reconnaître en elles ou les appréhender comme des objets en soi, des machines célibataires, ou si la différence désormais au-delà de la création. Pour cela, il faudra sans doute d’abord répondre à la question : que suis-je, si je ne suis pas mon « intérieur » (appauvri) que je peux du reste aisément retourner et mettre en ligne sans que cela ne me pose pas plus de problème que cela ? Cet intérieur, découvert tout au long de la modernité (et ce n’est pas seulement la conscience, cela va bien plus loin — chez moi cela reste conscience, l’intérieur appauvri par excellence), on peut se demander si les apports possibles du spiritisme, du chamanisme, tiennent encore à lui, ou si c’est déjà autre chose. Aussi, on ne voit pas trop, a priori, où ailleurs se réfugier, pour ne pas trop aisément se faire dévorer par le Léviathan, duquel nous avons appris à nous méfier (tant que cela ?).

Il n’y a pas à se « réfugier », car cela tient à l’intérieur, celui-ci qui est retourné est mis en exergue… Le thème du refuge est donc un vieux thème, déjà. Il n’y a pas d’intérieur où se réfugier.

Et de la même manière, la question de Belin (de la médiation) du dehors et de dedans n’est plus d’actualité. Cette question, cependant, pour une sociologie « réaliste », est celle qui correspond au temps d’Internet, de la même manière que le jeu des masques ou les rites d’interactions correspondaient au temps de la rue.

Ce n’est pas qu’il n’y a plus rien dedans, de la même manière que nous sommes encore des masques. Mais justement : nous sommes des masques alors que nos ancêtres, dont nous disons qu’ils étaient des masques, ne se percevaient pas ainsi, ni eux-mêmes, ni entre eux. Nous avons intégré le masque comme masque, et notre naïveté se porte sur l’intérieur, le dedans. Le visage de l’autre n’est guère plus qu’un visage, et nous ne nous en formalisons pas. Il est pour nous fini et ne contient pas grand-chose. Il va en aller de même de l’intérieur.

Ce n’est pas exactement ce que dit Belin lorsqu’il se penche sur la médiation plutôt que sur le dedans ou le dehors, car il laisse de côté l’intérieur, il le préserve. La manière d’être des ‘‘cadres dynamiques’’ est plus proche de cette réification à peu près nulle de l’intérieur, si ce n’est qu’elle est effectivement pauvre chez eux, mais néanmoins ils se tiennent à l’endroit des médiations ; seulement, ces braves gens, aucun visage ne peut les fasciner, et aucun intérieur non plus, alors que les visages, pour nuls qu’ils soient, nous fascinent toujours (ils ne font plus que ça, d’ailleurs, et il en va de même de l’intérieur) ; ces braves gens ne se posent pas la question de ce qu’ils sont.

Notre façade est réifiée, notre intérieur se trouve sur le pallier. Que nous reste-t-il qui nous appartienne encore ? Quelle chose, j’entends, car l’action, la capacité de symboliser, le pouvoir de jouer, c’est encore autre chose. Mais se rechercher des choses, ainsi, justement, c’est frayer les chemins à la dépossession, car ce sont ces notions de chose et de possession qui posent problème. Etre ce que l’on a, voilà une bien vieille figure de style. On pourrait très admettre que mon visage ne m’appartient pas (quand je dis qu’il est un masque, déjà il est dépossédé, alors…), comme mon intérieur, comme tout ce que j’ai : il y a telle ou telle chose, mais elle ne m’appartient pas. Mon être n’est donc pas lié à elle. La notion d’être elle-même, au fond, pose problème, car elle indique un repos, un état, une conservation : l’être est ce qui en retrait se conserve en lui-même ; il a peut-être une action, une interaction ou tout autre rapport avec autrui et avec le monde, mais au fond, il peut très bien rester dans son quant à lui. Or, les thèmes de la fuite, de l’action, du jeu, entre autres, se défont d’une telle conception de sédentaire autarcique. Ce n’est pas qu’il ne faut pas être, c’est qu’il faut l’oublier. On dira qu’on a toujours un nom, n’est-ce pas — à oublier aussi (nul besoin de multiplier les noms sur notre corps). Oublier l’avoir, oublier l’être. Il faut être en mouvement sans le vouloir, sans avoir à nous y forcer, que les choses viennent vers nous. Etre sans cesse sur le départ, le pur départ, écho de la mobilisation dont parlait Jünger.

On ne pourra pas trouver, peut-être, de nouvel être (le troisième et les dimensions parallèles, par exemple, sont-elles autre chose, ou déjà ce que l’on connaît perfectionné ?), avant d’être passé à travers ces nécessités. Car les lieux de notre tenue sont maintenant dévastés, nous n’avons pas le choix, il faut fuir.

Nous avons fermé notre visage, il est devenu masque. Nous devons fermer notre intérieur aussi. Fermer tout ce qui appartient à l’être, tout fermer, fermer boutique et nous mettre en absence. (Ou alors tout ouvrir qu’il n’y ait plus rien à saisir, peut-être un principe plus profond nous fera triompher ?) Cesser de jouer le jeu imposé, en tous les cas.


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