dimanche, janvier 21, 2007

La représentation : du Kama-Sutra, des visages, et des conventions

Ce qui me fascine dans le Kama-Sutra : dans les images du Kama-Sutra (des peintures indiennes ; il s’agit d’un ensemble de 92 images, dont la moitié n’est pas à ‘‘contenu sexuellement explicite’’, et parmi l’autre moitié, il y a beaucoup de doubles et de triples, et il n’y a pas plus de cinq ou six positions différentes : il ne s’agit donc pas exactement de représentations spectaculaires comme c’est en général le cas lorsqu’il s’agit de Kama-Sutra), c’est la tranquillité : le temps éternel et l’absence de jouissance.

On peut considérer que ceux-ci appartiennent précisément en propre à la représentation, et dans ce propos on peut aller jusqu’à montrer que c’est un certain manière de représenter, autant artistique que culturel. Peut-être, mais on s’en moque. On s’en moque parce que la représentation, c’est quelqu’un qui la regarde, et il faut un peu cesser notre rapport froid aux images, comme tous ces gens, de drôles d’idolâtres, qui ne font que regarder des images et les regardent toutes de la même manière, avec un regard « scientifique ».

Les images « porno » et « érotiques » peuvent ainsi être comprises comme le modèle même de l’image ; à une autre époque on aurait pris comme modèle les images de Dieu, mais bon, Dieu, maintenant, déjà qu’on même prononcer son nom… ; parce que l’on ne peut pas rester insensible devant de telles images, sur le plan de la sensibilité ou sur celui de notre imagination — et, en cas d’insensibilité, prenez donc des images qui ‘‘vous touchent’’…

C’est parce qu’elles nous touchent, les images, qu’on peut parler de ce qu’elles représentent comme si c’était « vrai ». Mais qu’est-ce qui est vrai ? Ce qui est représenté ? Mais ce qui est représenté, c’est de l’image, par du réel ! Ce qui est vrai, c’est le regard que l’on porte sur elles, c’est comment elles nous touchent, c’est l’imagination dans laquelle nous sommes pris, c’est, au-delà de tout cela, les changements introduits en nous, la nouvelle réalité à laquelle nous sommes introduits, le nouvel habitus qui alors le notre, et l’on peut aller jusqu’aux actions qui seront ensuite les nôtres : manières de sentir, d’être, de penser, de se comporter : notre culture — mais que peut être la culture d’êtres qui sont censés pouvoir voir toutes les images, presque indifféremment : s’agit-il d’être mêmement insensible à toutes ? d’être touché par toutes (serait-ce supportable ? serait-ce possible ? quelle culture en résulterait ?) ? d’opérer un clivage au sein de nous-mêmes entre une part ‘‘scientifique’’ et une part ‘‘sensible’’ (mais alors pourquoi deux discours très différents, l’un officiel et l’autre officieux, sur le même objet ?) ?

Actuellement deux campagnes de pub ravagent nos abribus : l’une montrant de plain-pied des cancéreux guéris, l’autre montrant des visages plein cadre de séropositifs (cela nous est dit, déjà il faut avoir confiance, à la fois dans cette catégorie, « séropositifs », c'est-à-dire ne pas avoir de doute sur le fait que c’est une catégorie (comme « noir », « brun », « argentin », etc. ; sans même parler du rôle de ces catégories pour définir « l’identité »), et à la fois dans la qualification du visage, de la personne, comme séropositives, car après tout, étant anonymes, ils auraient aussi bien pu mitrailler (oui, photographier veut dire tuer, à la base) n’importe qui, voire même un chimpanzé, un koala, une chenille, une pipe, un nuage, un mot). C’est cette dernière qui m’intéresse le plus.

Déjà le visage est censé représenter la personne. Ensuite l’image (du visage) de la personne est censée représenter la personne (enfin, ‘‘personne’’ (vient de l’étrusque, désignait les masques des comédiens au théâtre) !…). Enfin, à tout le moins, il est écrit sur l’affiche, de mémoire : « bravo, vous faites partie des rares personnes à ne pas avoir peur d’approcher un séropositif » ; il y a ici cela d’intéressant : on est touché par l’image réelle d’un séropositif (et bien image, quand bien même il serait là en chair et en os !), mais l’image d’un visage ne nous touche pas : elle nous intrigue, au point que nous nous approchons. Cette campagne est un peu plus fine que je ne l’avais d’abord pensé, mais elle répond à toute image de publicité : plutôt que de produire une image comme le ferait une œuvre d’art, elle est dans le registre de la communication, et donc manipule et joue (c'est-à-dire n’en sort pas) notre rapport à l’image, celui qu’imagine les publicitaires ; cela signifie que l’on peut se poser la question suivante : est-ce que le schéma ‘‘catégorie d’identité X’’ fixe un être comme étant une image de X (comme certains disent : « c’est un noir », « c’est une lesbienne », etc. : stigmatisation), qui est ici manipulé, est reconduit, ou bien est-ce qu’il est transgressé, est-ce qu’il est fait appel à lui, pour, passant par l’image du visage comme image intrigante, montrer que la stigmatisation est une bêtise ? On peut se poser la question ; cependant, le texte écrit en tout petit laisse penser qu’il ne s’agit pas de transgression, mais cela, à vrai dire, appartient à la réception : satisfaction du regardeur félicité, qui se dit qu’il a approché « un séropositif », c'est-à-dire qu’on ne sort pas de la stigmatisation, ou au contraire son interrogation, « un séropositif c’est un visage comme les autres ». Autrement dit, toute image de communication repose en grande partie sur la réception, qu’elle ne contrôle pas ; d’une certaine manière, plutôt que d’analyser ces images suivant de manière univalente, il faudrait bien plutôt recenser toutes les interprétations auxquelles elle peut donner lieu, même celles qui peuvent sembler a priori absurdes, et c’est aussi pourquoi les interprétations de ‘‘spécialistes’’ et de ‘‘scientifiques’’ ne sont qu’interprétations de récepteurs parmi d’autres interprétations de récepteurs (mais jusqu’à quel point ?).

Sur un autre registre, cette campagne de pub (toute communication est de la pub) — et pub pour quoi, here is the question donc, et on peut avancer que c’est le regardeur, la réception, à partir de lui, que l’on peut dire pour quoi une pub est faite (et il y a plusieurs choses, à chaque fois, qui ‘‘publicitées’’, publiquement représentées, publiquement partagées) — m’a fait me rendre compte de ceci, alors que je m’interrogeais sur mes éternels dessins de visages et laissais pour une fois de côté les mots d’Henri Michaux sur le sujet comme seule interprétation mobilisée. Sur mon petit cahier je notais : « mes dessins contres ces autres en face qui ressemblent à l’image faite d’eux. Déjà un point d’horreur ». Autrement dit, il me semble que ce qui se joue, dans la représentation d’un visage, ce n’est pas qu’on le reconnaisse comme un visage, anonyme ou non, restant sans qualité ou auquel on va accrocher un stigmate, perceptible ou notifié comme dans cette campagne de pub. Ce qui se joue, au fond, c’est que regardant des humains, on va voir leur visage de la manière représentée. C’est là le trouble introduit par la représentation « réaliste », et c’est par là que nous pouvons commencer à comprendre que notre ‘‘manière de voir les choses’’ n’est pas évidente, ni naturelle, ni objective, que notre œil n’est pas une caméra — ou peut-être plutôt il est comme une caméra, justement, c'est-à-dire qu’il vient après qu’une caméra nous ait montré comment il faut voir ! Le portrait, l’image de visage, court toujours en peinture, et fait florès en photo, sous toutes les formes et par n’importe qui ; cela nous fascine et nous intrigue ; il y a quelque chose de très profond qui se joue, dirait-on, dans cette représentation : notre rapport à l’autre, probablement, et tout ce qu’il y a derrière. Aussi une représentation « nulle », comme dirait Baudrillard, une « simulation », comme c’est le cas dans ces photos de « séropositifs », cela équivaut à ce que Stéphanie Katz appelle un « écran monoface » : tout « écran » est « biface », et, lorsqu’il est monoface, c’est tout simplement qu’il y a derrière le néant. D’où un trouble, lorsque l’on regarde ces photos de « séropositifs » : au Sida nous associons non seulement la mort, mais la mort comme celle qu’il y avait dans les camps de concentration, d’après ce qu’on nous en dit, c'est-à-dire le néant, la désolation, le vide total : et c’est bien dans cette image qu’elle se loge, plus que dans le terme même de « séropositif » : on a l’impression que cette image cache quelque chose, elle nous montre des séropositifs qui semblent « normaux », en pleine santé, et en même temps elle semble jouer le jeu de la maladie, elle semble de reproduire, reconduire (et donc de plusieurs manières) à la fois le jeu de la maladie (non, ce n’est pas stupide de dire cela) et celui de notre regard supposé sur ceux qui en sont atteints : c’est précisément à cet endroit de la représentation nulle du visage, cette simulation, cet écran monoface, ouvert tout grand sur le néant. Si l’on reporte cela sur la représentation de tout visage, sur la représentation du visage « lui-même », représentation « objective » — et dans le courant de la représentation ‘‘réaliste’’, ‘‘simulationniste’’ (je ne sais pas quel terme employer, chacun renvoyant à un courant artistique qui justement n’est jamais cela, cette sorte de représentation n’étant qu’une utopie, la pire des utopies), il s’agit bien d’objectivité, c’est la chose même qui est représentée, représenter la chose même semble aller de soi (ne reconnaît-on pas une pire dans sa représentation, malgré tous nos sens n’obéit-on pas si facilement aux conventions de représentation ?) —, on pourrait dire que les conventions de représentations à l’œuvre dans notre société, quelles qu’elles soient dans leur technique, dans leur construction, tournent toujours autour de ceci : c’est la chose même que l’on voit. Et c’est cela, au fond, cette convention on ne peut plus banale, dont n’importe qui dirait, même après des heures de discussion, fatalement, que, ben oui, nous ne pouvons pas nous en passer, c’est cette convention qui est insupportable ; convention nécessaire par le fait qu’elle doit être le « plus petit dénominateur commun » (Baudrillard) entre des gens les plus disparates qui soient (deux exemples typiques : la marque, par exemple Coca-Cola, et l’image d’un hamburger — rappelons ces deux propos du publiciste Andy Warhol qui résument tout cela, comme quoi cette horreur est la « démocratie » elle-même (Warhol que Baudrillard n’aime pas du tout…) : « What’s great about this country is that America started the tradition where the richest consumers buy essentially the same things as the poorest. You can be watching TV and see Coca-Cola, and you know that the President drinks Coke, Liz Taylor drinks Coke, and just think, you can drink Coke, too. A Coke is a Coke and no amount of money can get you a better Coke than the one the bum on the corner is drinking. All the Cokes are the same and all the Cokes are good. Liz Taylor knows it, the President knows it, the bum knows it, and you know it » et « the most beautiful thing in Tokyo is McDonald's. The most beautiful things in Stockholm is McDonald's. Peking and Moscow don't have anything beautiful yet »). Il faudrait donc plutôt chercher, plutôt que d’être des ‘‘citoyens démocrates’’ (ou républicains, là il n’y a pas de différence), tout entiers phagocytés par le domaine public (dont, d’ailleurs, l’école est malheureusement un relais encore fort puissant — sur ce point, les choses se sont inversées depuis 100 ans… c’est bien plutôt à l’école que l’on peut apprendre les ‘‘particularité’’ locales et communautaires, ce qui est commun à tous nous étant donné quotidiennement par toutes les voies de communication possibles — : en 5e, cours de français, la prof, intéressée par la sémiologie, nous a fait décrypter des publicités, sous prétexte qu’il nous fallait apprendre à les lire pour ne pas trop en être victime, comme si chacun ne pouvait avoir une réception quelconque, par forcément celle que veulent les vendeurs, comme s’il ne serait pas plus intelligent de nous apprendre à lire d’autres types de représentations, par exemple des tableaux, des icônes, ou je ne sais trop quoi d’autre, devant lesquelles, lorsque les gens du musée sont venus nous présenter des tableaux, comme chacun, autant nous que les profs que les gens du musée, vivait parmi la représentation ‘‘réaliste’’ et ne trouvait au fond rien à y redire, nous nous sommes mortellement ennuyés : pourquoi l’école ne claironnerait-elle pas bien fort et bien haut qu’il n’y a pas que les conventions sociales de représentation qui existe ? qui d’autre, aujourd’hui, pourrait nous l’apprendre ?), il faudrait plutôt chercher d’autres types de représentations, apprendre à voir avec d’autres conventions : non pas savoir ces autres conventions, mais voir avec elles.

Pour en revenir à ces images du Kama-Sutra, peut-être que la représentation, la technique de représentation, nous montre-t-elle des poses, des « positions », comme on le dit sans cesse à ce propos — étrange la ‘‘« pensée » unique’’ sur ce sujet ! Peut-être. Et alors, et quand bien même ? Que l’on lise les conventions inscrites par les artistes dans ces représentations, ou qu’on en plaque d’autres, les nôtres, ce que l’on voit avec nos habitudes, notre habitus, nos propres conventions : la question est posée, mais on s’en moque un peu. Je les regarde certes à ma manière, avec mon habitus, avec mon propre regard, avec ma connerie, et tout ce que l’on veut : je ne cherche pas à comprendre, je regarde ! Je regarde et je trouve ces images très érotiques. Je ne vois pas des poses ou positions, je ne vois pas un enseignement sportif et technique. Je vois juste un homme et une femme unis par le sexe (parfois même sans sexe), seuls au monde (alors ils le dominent) ou entourés et protégés par lui, unis dans un temps doux et éternel, dans la sérénité d’un long désir. On peut juger que ces images ne montrent pas « tout », en plus de considérer qu’elles ne sont que des « représentations », c'est-à-dire des poses, des exemples, des arrêts sur image : je m’en fous, l’objectivité n’est pas de mon ressort. Et puis il y a tellement d’interprétations possibles, que par le simple fait que tout le monde semble avoir la même, juste par contradiction, j’aime bien en voir une autre. Enfin, c’est peut-être celle que tout le monde a, n’est-ce pas. Tellement phagocyté par les conventions publiques…


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