samedi, mai 05, 2007

Les marges abandonnées et le lieu indicible

Les discours sur le suicide, dans ce pays, visent à cacher que tout le monde s'en fout, surtout si le suicide n'a pas (encore) eu lieu. Plus encore, même, avant qu'il ait eu lieu, tout le monde encourage au suicide, quand ne marque pas une parfaite indifférence, du genre haussement des épaules, ce n'est pas mon problème, je m'en fous.

Le suicide doit valoir comme une carte de visite, une phénomène étiquetant, quelque chose à partir de quoi on peut enfin travailler. Là les regards bovins, affairés ou placides s'éclairent, le petit électrochoc frappe la cloche du système cognitif.

Ce n'était qu'un acte manqué. Comme tous les ans sauf que là j'ai raté la dernière marche, sur laquelle j'atterris d'habitude. Le réveil a du sonner mais je ne l'ai pas entendu. A 14h15 le secrétariat est fermé, le dossier n'a pas été tamponné, je risque fort de ne pas avoir ma chambre l'an prochain. On peut bien nous parler de concurrence, c'est comme le travail : ce n'est pas vraiment ce qui compte ; c'est un peu comme le suicide, la concurrence, ou encore comme un enfant qu'on bat ou qu'on laisse crever de faim, ça marque et enjoint à un destin ; peut-être est-ce que je ne la sens pas assez, peut-être est-ce que ce n'est pas le problème. Grave erreur, peut-être, mais le suicide prend forme là où il n'y a rien à perdre, aux marges déjà abandonnées, serait-il la marque de l'abandon, serait-il question de soi. Le jour où vous verrez un être humain abandonner ce qu'il a à perdre, ce ne sera pas à cause de lui. C'est une marque de noblesse, une marque de pudeur, une marque humaine. Ou alors ils sacrifient justement ce qu'ils ont à perdre ; un sacrifice ; c'est rituel et sacré.

Stratégie du suicide : abandon des marges abandonnées. Le serpent mue et le papillon a son système cognitif peut-être reformaté. L'oubli : grave question, surtout quand certains viennent nous dire que notre corps garde la mémoire de tout ce qui nous est arrivé ; et peut-être de tout ce qui ne nous est pas arrivé, et même de ce que personne ne sait ; ça ne veut pas dire que nous devrions le savoir ; mais connais-toi toi-même, ça veut dire quoi, alors, dans ce cas-là. Il y a des gens qui s'inscrivent dans des écoles qu'ils ne veulent pas faire et acceptent le formatage, ils s'en remettent à l'institution dans un abandon de souveraineté et souhaitent et exigent en contrepartie ce que l'école leur promet, généralement plein de sous ; leur rébellion a d'autant moins de chance d'arriver qu'elle serait alors contre eux-mêmes, contre leur abandon, contre leur lâcheté ; déjà que l'on ne dit pas ses lâcheté, même à soi-même parfois, alors de là à en faire la base d'une lutte, on peut toujours rêver.

Ces gens dans les écoles sont cernés de prêt. C'est comme mourir de faim ou devoir à tout prix trouver sa drogue. C'est comme une sévère concurrence sensible, comme la nécessité de travailler. C'est comme un connard d'"adulte" qui vous bat par plaisir ou punition quand vous êtes môme, et vous punit en plus comme si cela ne vous suffit pas, ou un flic qui vous matraque à mort dans son commissariat avant que la justice vous mette au ban et pour longtemps. Vous n'avez rien à perdre, il n'y a plus de marge abandonnée. Vous êtes une marge abandonnée.

Maîtriser l'abandon, c'est maîtriser l'oubli. Savoir partir, comme on quitte un lieu habité, comme on quitte un amour. Savoir rompre les liens, savoir ramasser ses affaires. Regrouper l'essentiel sur soi, en soi, comme le voyageur, le nomade, l'escargot, le réfugié en exode, encore que les réfugiés n'ont décidé de rien, ils n'ont pu rien prendre ou veulent à tout prix déplacer leur maison entière. Savoir conserver et protéger une zone qui reste habitée. Là où chante la ritournelle. Un vide habité où l'on peut se retrouver, que rien ne peut atteindre. Qui n'est même pas soi-même, elle n'est rien d'autre et pas même elle-même, pour ne pas risquer de la perdre avec son propriétaire, avec son analogie. Le Tao comme Foucault ne semblent rien dire d'autre, sur ce point.

Comme un arbre dont l'on coupe les branches au printemps. Comme une plante dont l'on enlève les feuilles mortes et les corps morts. Comme une maison dont l'on lisse les bords et que l'on renferme sur elle-même. Une camera oscura, parfois avec fenêtres, et puis des canalisations, certains y pourraient voir un téléphone, et Internet peut-être, mais personne n'y entre et le propriétaire est un fantôme, il n'entre pas, il est ce lieu, ou le détient en lui.

Lieu de l'être, ce mot pourtant suffit à le faire fuir. Indicible et muet, aveugle et sourd, tout au fond il ne se laisse distraire par rien, entre lui et le monde une multitude de filtres le protègent et le cache à l'abri des regards, et pas que des regards. Il est nourrit par voie indirecte, à travers ce que le corps intègre, après transformation, un peu comme un placenta. Mais comme l'inconscient, il n'est pas localisable dans le corps, quoi qu'en espère Freud. Allez donc localiser le vide dont parle le Tao. Il y a des choses ainsi que l'on ne peut indiquer. L'explication climatique est encore la moins bête et la plus accessible, quoique toujours absurde, le moindre effort scientifique la balayant sans faillir : par exemple s'il en va ainsi sous ce climat, pourquoi n'en va-t-il pas de même ailleurs, sous le même climat.

Il ne faut pas perdre la ritournelle, dit Gilles dit Chloé. Mais ne pas trop l'écouter non plus, les cages à oiseaux n'aiment pas être trop ouvertes, et la compagnie d'un perroquet doit finir par lasser. En fait de mélodie, elle peut aussi n'être qu'un souffle.

Si un suicide ne met dans la joie, à quoi bon ?


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