samedi, avril 28, 2007

Dans le tram, samedi midi

Dans le tram comme ailleurs les intérieurs se soudent contre les extérieurs, s'ils n'y sont pas en confiance. En France, c'est souvent contre le pouvoir, s'il ne parvient pas à dessouder "le peuple".

La dame s'était assise à côté de moi. Personne ne s'assied à côté de moi, même sur le siège en diagonale des carrés de pose-culs, je pus probablement. Trop droit le dossier, les jambes appellent à une inclinaison, le bien-se-tenir est ici un peu trop carré, géométrie de l'espace. Moi j'avais mis les deux pieds sur le siège d'en face, en commençant par un ; c'est bien connu, quand on commence dans la déviance, après y'a pas plus de limite, surtout si la norme est particulièrement étroite (mais cela est fait précisément pour qu'elle soit respectée, n'est-ce pas, et puis par tous en plus, les dénominateurs communs).

La dame, avec son petit chariot au motif écossais pour faire les courses, et son Dauphiné Libéré (j'ai failli lorsqu'elle s'est assise lui emprunter, mais il semblait tout neuf), voulait peut-être seulement parler, je ne sais pas. Ce n'était sûrement pas la haine et la frustration qui se lisaient sur son visage, comme quoi le phénomène touche au-delà des gens habituellement étiquetés tels par les ados faiseurs de normes.

Elle me dit que ça dérange peut-être, là, que ça "gênerait" peut-être. Son discours n'était pas bien rôdé, j'ai même mis cinq secondes à comprendre que ce n'était pas une phrase banale parlant du temps ou de je ne sais quoi histoire d'engager innocemment la conversation, pour faire passer le temps, pour lier un peu avec les gens qui vont entourent, et ainsi vous font moins peur (oui, ce n'est pas moi qui vais parler ainsi avec qui que ce soit, je sais...).

Je l'ai peut-être faite répéter, voyant qu'aucun sourire ne s'ébauchait comme elle voyait que je ne comprenais pas (si c'est gentil, un très léger sourire s'ébauche), ou elle a répété toute seule, comme une grande. Elle dit que c'est peut-être sale, après, pour les gens qui s'asseyeront plus tard -- les "peut-être" s'adressant surtout à ma retranscription très approximative. Une distance s'est creusée, entre nous. Ah oui, je croyais que son reproche concernait la place que je pouvais prendre (elle semblait un peu déborder dans le vide, à vrai dire, mais non, sans être grosse du tout, elle occupait bien tout son siège, ou bien était-ce seulement ses jambes un peu inclinés dans le vide, marquant son territoire auprès de son chariot ?) -- parce que ses propos concernaient cela, la place que je prenais, que ça gênerait peut-être ; peut-être finalement voulait-elle dire que l'on ne vivre ensemble si l'on prend plus que la place qui nous est impartie, les tendances vaguement communistes rejoignant par ici la mise au pas sarkozyste.

Je fais un sourire forcé, déjà méchant. J'aurais préféré embrayer de suite sur des phrases qui passent au-delà de toute barrière et la touchent dans son intimité, la faisant s'épandre en toute confiance (comme Onfray avec Sarkozy, technique de sociologue... -- et pas du tout socratique, ça va de soi, il faudrait aller beaucoup plus loin pour cela, et à la fois apporter un changement, une prise de conscience (et donc "prendre au piège" d'un nouveau cadre à partir duquel avoir ce regard neuf), et à la fois ne pas avoir à faire un compte rendu qui ne visait dès le départ qu'à épingler pin -up, à la croix ou au mur, papier glace littéraire) ; j'aurais préféré, mais ce n'est pas possible -- je dirais peut-être : pas ici.

Je réponds que de toute façon c'est déjà sale, avec beaucoup d'acidité, et très inaudible, ne croyant pas à ce que je dis. Deux secondes puis : il faut faire moins d'un mètre soixante pour n'avoir pas à étaler ses jambes. Remarque très juste de sa part, sans rire pourtant : mais à moins d'un mètre soixante, les pieds ne touchent pas le sol, et donc il est tentant de les mettre, là, dit-elle en posant son pied pour la démonstration sur la partie grisée juste sous le plastique jaune et le début de l'assise (remarque de maintenant : la couleur est peut-être faite exprès, de même que le jaune : indiquer en partie grisée sur le schéma de l'environnement graphique (soit "la carte est le territoire", n'est-ce pas...), là où l'on peut mettre les pieds, justement, sans salir le plan d'ensemble ni provoquer un désordre de l'ordre public).

Je lui concède alors, comme quoi mon esprit ne cesse d'avancer malgré un défaut d'allumage et des kilomètres pour arriver au cent, que l'endroit est fait pour une taille normée, standardisé pour des humains idéaux qui bizarrement ne se présentent jamais, ou rarement, sans même dire que dans bien des cas, par exemple lorsque vous avez une capuche sur la tête et un mp3 dans les oreilles, un autre rapport au lieu vous semble souhaitable, vos jambes bien repliées très sages valant signe d'acceptation dans le repli, les déplier signant implicitement votre mécontentement toutefois silencieux et sinistre.

Je me suis dit qu'on a vraiment peu de choses à partager, tous les deux, mais enfin, qu'on aurait tout de même pu les partager. Pas grand-chose, parler un peu (il y a tellement de gens comme moi qui n'ouvrent jamais la bouche, comme la fille peut- être jolie là-bas, de dos, qui elle aussi, comme tous les autres, a tendu l'oreille au cours de notre petit débat).

Puis je me dis que dans un intérieur qui ne met pas en confiance, on ne peut que s'entretuer, ou alors se souder contre un extérieur, en l'occurrence un "ils", les constructeurs du lieu, ou toute autre personne, privée ou morale, ou même phantasmatique, tenue pour responsable.

Deux ou trois arrêts plus loin je descends, et dans la rue qui me ramène chez moi je me dis qu'un rapide tour dans la rue, dès que l'on quitte, surtout, les lieux de haute consommation, le centre-ville d'apparat, de gens affairés sortis pour acheter et se montrer, personne, mais personne, à l'exception des quelques jolies filles (non, de toutes) qui tentent par "l'érotisation du prolétariat" comme disait Belting, de sortir de ce monde forcément considéré comme glauque puisqu'il ne brille pas autant que les idéaux, les images platoniciennes d'une cynétique caverne autant que total, et puis écran total pour se protéger des foudres divines sous un soleil radieux empêchant de sombrer dans le glauque de la misère. Un rapide tour dans la rue montre bien que "les gens", comme On dit quand On ne parle pas d'"individu" (étant entendu que On ce n'est pas les journalistes, eux sont des personnes qui sont des médiatrices, ce qu'ils oublient d'ailleurs souvent), ne correspondent pas aux images idéales que se fait n'importe qui reste dans sa chambre, fut-elle éclairée au kaléidoscope cathodique. Rien d'idéal, ici, Platon ne nous est d'aucun secours.

Voilà, ce doit sans doute être le contre-don fait à Onfray pour sa visite à Sarkozy dont je n'ai pris connaissance que cette nuit, bien que j'ai plus à dire sur le sujet, qui m'a occupé sur le trajet aller.


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