vendredi, avril 20, 2007

Caméra

"Riches et pauvres", ça provient d'une assignation au(x) même(s) modèle(s). Le relativisme culturel tendait à venir corriger cela, il n'en est que le cache-misère. Le mouvement essentiel est moins celui des humains que celui des choses : que des modèles, en l'occurrence, deviennent particulièrement prégnants ; l'humain est support, l'humain est instrument -- autrement dit la question des zooms, sachant que :
1) tout regard holiste est porté depuis le sol (le ciel comme média, par exemple : ce media a pour particularité d'être passif et de porter du sens, quand bien même certains se chargeraient de le construire) ;
2) on ne connaît guère que des zooms segmentés, qui n'ont rien à voir dans ce qu'il montre les uns avec les autres, donc pas de comparaison possible, ni d'assimilation sur un même plan ;
3) chaque zoom ne comporte pas de contraste, pour l'obtenir, on passe à un autre zoom ;
4) du plus petit zoom au plus grand, on peut se poser la question de la validité, du bien-fondé et des buts :
a) du la prédominance de la vue ;
b) de la mise en image ;
c) d'une image neutre, objective, scientifique ;
d) de cette segmentation de l'image ;
e) bref, d'un cinéma du "social", cinéma qui n'a pas plus de justification que les autres outils médiatiques à disposition de qui parle.


Une caméra, lorsqu'il est question de "social", fonctionne, est utilisée, comme un oeil objectif, glacial, totalement ouvert, qui ne voit rien et pourtant c'est lui qui voit. Prenez n'importe quel milieu fermé : il y a un microcosme, il y a de la vie, il y a de la culture, et bien mettez une caméra, et de suite ce petit monde deviendra semblable à tous les autres petits mondes, la caméra elle-même (la technique de vue, mais également le montage et sans doute aussi les interrogations qui précèdent le film : bref, les réalisateurs, qui se déresponsabilisent derrière l'académisme) ouvre ce petit monde au scalpel sans pour autant le comprendre, et depuis l'ethnographie, on sait que le seul but d'un tel procédé est d'amener la civilisation, sous prétexte de montrer ce qui n'en est pas, pas encore. Cela repose à la fois sur la présence d'être qui se considèrent eux-mêmes comme supérieurs (le terme n'est plus d'actualité, il s'agit plutôt d'êtres qui appartiennent à un monde plus grand, et qui peuvent venir dans le petit en toute impunité, pour filmer, pour mettre ce petit monde en image, voire pour l'éduquer, le développer, à travers des actions plus concrètes), et sur le miroir offert, qu'il soit celui de l'ethnographie (ex : Dogons), celui de la caméra journalistique ou même un simple miroir ou encore un appareil photo (par exemple dans un asile psychiatriques de femmes au Brésil, l'introduction d'un appareil photo a eu pour conséquence qu'elles se sont mises à prendre soin de leur image, et par là à se composer un double d'elles-mêmes, à introduire une distance médiatique à elles-mêmes, comme si, pour sortir d'un réseau serré de socialité dans lequel chacun est autant broyé que soutenu, il était nécessaire de produire un double de soi-même -- je ne sais si cela a un rapport, mais une étudiante à l'IEP me disait, en présentant une exposition à des visiteurs, qu'elle entendait en même temps qu'elle parlait une voix en elle-même qui ne cessait de la critiquer, de porter un regard, ou peut-être seulement un discours, sur elle-même en train de parler, que l'on appelle cela conscience, moi critique, ou l'on peut même le reconnaître comme quelqu'un d'autre, peut-être un génie, cela n'a pas vraiment d'importance car ne sont que des dénominations relatives à qui essaye de l'identifier, or, précisément, identifier le double c'est déjà le choisir, choisir le rapport entretenu avec lui, bien que, généralement, les mots ne viennent qu'apposer un sceau sur une pratique déjà effective).

Pratique de la sociologie :
Impossible de produire une sociologie en chambre, en théorie, en laboratoire. Parfois beaucoup de questions se posent, et des enquêtes intéressantes, passionnantes, fascinantes, nous viennent à l'esprit comme nous nous questionnons sur nous-mêmes, ou lisons un livre, en entendons un professeur parler ; enquêtes qui ne seraient que mises à l'épreuve de l'abstrait, de l'imaginaire théorique, ou encore des illustrations de celui-ci ; constructions théoriques qui n'ont d'objet que la théorie elle-même, enfermées dans des lieux théoriques et une culture théorique, coupées de tout sol (architecturalement, du point de vue de l'occupation humaine de l'espace, cela n'est pas sans résonnance, jusqu'aux buildings climatisés) ; c'est sans doute ce qu'il y a de plus motivant, de plus passionnant, mais si l'on supprime un seul instant l'élévation culturelle dans laquelle s'inscrivent ces enquêtes, si l'on veut porter un regard sur le terrain investi aux seules fins de la reproduction, ou plutôt répétition, d'une culture (qu'elle soit journalistique, scientifique, religieuse, philosophique, scolaire, ou autre), la misère se fait rapidement sentir, dans un éclair angoissant qui n'a d'autre effet que de replier vivement l'imprudent dans sa tour d'ivoire, parfois majestueuse et durable (on peut se rappeler ici de ce que disait Nietzsche du christianisme : n'a de valeur que ce qui dure longtemps, et ceci dans le cadre d'une institution, ie d'un imaginaire capable d'une puissance d'informer le monde, le terrain, le réel).
A l'inverse de ceci, on peut essayer de mener une sociologie qui parte sur un terrain comme on va à la guerre : on ne sait pas ce que l'on va y trouver, on sait qu'il va en résulter quelque chose même et justement si on n'en revient pas, et l'on n'a rien à perdre, en d'autres termes, il faut partir, "à la guerre comme à la guerre" (les expressions ont souvent plusieurs sens, celle-ci pouvant signifier 1) qu'il faut partir mais qu'on n'a pas le choix de la destination, ou plutôt qu'il nous est proposé une fausse alternative, 2) qu'il faut se débrouiller avec "les moyens du bord" parce qu'aucune structure, institution, n'assure l'organisation ordonnées de la vie courante et que donc on ne peut se reposer sur une telle organisation (c'est en ce sens qu'elle est couramment utilisée, par exemple pour justifier que lorsque par exemple un couteau fait défaut pour couper du pain, on se serve d'une hâche, dans le cas où le pain serait trop épais et trop dur pour être un minimum protestant), 3) dans le sens utilisé ici, soit l'investissement de l'image de la guerre et du guerrier par des gens qui ne l'ont jamais faite, ni même en entraînement ou pour s'amuser, pour dire le surgissement du terrain comme évènement, et non par exemple de l'évènement comme image ou mot).
Dans ce cas, le sociologue devra faire preuve de "raison sensible" pour tenter de carresser son objet au plus près, afin de s'en faire le miroir le plus juste possible, ie un miroir dans lequel celui qui s'y reflète ne se regarde pas (et encore moins, tel le miroir médiatique, où il s'exprime). Il s'agit, d'une certaine manière, de récolter une empreinte, que l'on imagine celle-ci telle l'ombre plinienne, le masque du défunt dans l'atrium romain, la capture photographique volée, le moulage sculptural in vivo, ou plus exactement une décantation des reliefs à plat, soit saisir les particularités du terrain, son relief, et ensuite les mettre à plat, ce qui signifie précisément l'inverse d'une "compréhension" (d'une fausse compréhension), d'une capture au sein d'un dispositif théorique qui porte lui-même les codes.
La forme de cette inscription est donnée par le terrain même, mais l'inscription n'est pas passivité à cet égard, elle est tension en vue de l'inscription de cette forme, de telle sorte que le terrain ne se complaise pas dans un miroir ou ne s'exprime pas en lui. L'inscripteur lorsqu'il n'est pas encore un inscripteur, mais un enregistreur, est un idiot.
Note sur l'idiot :
"(516) L'idiot est un ange sans message -- un complément intime et sans distance de toute entité qu'il rencontre par hasard. Son apparition (517), elle aussi, relève du phénomène, non pas cependant parce qu'elle incarnerait dans ce monde un éclat transcendantal, mais parce qu'au coeur d'une société de joueurs de rôles et de stratéges de l'ego, il incarne une naïveté que nul ne peut attendre et une bienveillance désarmante."
"(518) L'idiot est manifestement celui qui peut se comporter comme s'il n'était pas tant soi-même que le double de soi-même et, potentiellement, le complément intime de tout autre qu'il rencontre."
"(518) L'idiot se placentarise lui-même dans la mesure où il offre à toute personne croisant son chemin, à la manière d'un coussin intra-utérin, une expérience inexplicable de la proximité -- une sorte de liaison immémoriale qui crée (519) entre des personnes qui se voient pour la première fois une ouverture telle qu'on ne peut la trouver qu'au Jugement dernier, ou dans l'échange non-verbal entre le foetus et le placenta. En présence de l'idiot, la bienveillance inoffensive devient une intensité en mutation ; sa mission semble être de ne pas avoir de message, mais de créer une proximité dans laquelle des sujets rigidifiés peuvent se liquidifier et se reconstituer. Sa morale, c'est de ne pas frapper en retour [ce qui devient difficile dans les cas où en face la personne "frappe"]." Sloterdijk, Sphères I, Bulles, trad. de l'allemand par Olivier Mannoni, Fayard, 2002 (1998)
Après avoir été idiot, il est inscripteur, et alors inscrit le procès de cette "liquidification" et de cette "reconstitution".
Le terrain le concret est donc celui de personnes, et la méthode procède par entretiens. Ces personnes sont abordées comme actrices sociales, ie, plus que simplement objets d'une action (comme peut l'être un "acteur" au sein d'un système, ou un "acteur" par rapport à un rôle), sujets de cette action, d'une activité en l'occurrence professionnelle. L'acteur social est par certains égards aveugle, naïf, dominé par des systèmes imaginaires, institutionnels, par des rôles qu'il pourrait imiter, mais il n'est pas un sujet, et il n'est pas non plus investi d'un libre arbitre, d'une volonté propre d'informer ce qui l'entoure ou d'en décider ; le point de vue se focalise sur son action, de telle sorte que l'on puisse parler de "joueur", encore qu'il n'est pas certain que l'acteur ait conscience de l'être, qu'il se comportât comme joueur (du pôle actif, ie maître de son jeu, au pôle passif, ie se laissant manipuler par les règles du jeu).
=> terrain de personnes, car portent l'action, l'activité. abordées comme actrices.

statistique Locations of visitors to this page