vendredi, mai 11, 2007

L'aura et l'habitat, ou idéal-types de deux oeuvres d'art

Dans une oeuvre d'art, il y a toujours un reste de parfaite étrangeté, de différence radicale, d'aura comme disait Benjamin.

Des enfants dans les sculptures de Sopheap Pich, comment réagissent les parents ? Sont-ils anxieux comme en un terrain de jeux, attentifs à la moindre pierre tranchante, au moindre tourniquet défectueux, à la moindre seringue dans le sable, en l'occurrence au fil de fer pouvant égratigner ? Ou les enfants eux-mêmes sont-ils si calmes, si sages, si silencieux, si respectueux qu'une telle consigne, dans ses mots et dans son ton, n'a pas lieu d'être ?

Cette aura entraîne l'oeuvre dans le domaine du sacré, du différent. On ne peut la toucher innocemment, on ne peut être indifférent. Objet extraordinaire qui introduit à un temps et un espace extraordinaires. Le mode de relation vis-à-vis de l'oeuvre d'art est celui du respect, de la fascination et de la reconnaissance, qui s'entremêlent.

On ne peut pas habiter une oeuvre d'art, impossible. On ne peut y rester, s'installer, faire comme chez soi. Comme dans une église, aussi ; le cinéma ou l'avion et le train au contraire sont habitats profanes. Ils sont écoulement du temps, attente, suspens, histoire, et non pas la force transcendante de l'aura. L'arrivée du train en gare a mis les voyageurs cinématographiques en panique totale (et le film : dehors, le train, et à hauteur des, roues) : une catastrophe de la sphère immune, l'irruption du transcendant dans le profane, dans l'immanent reconduit.

On ne touche pas, les oeuvres d'art. On les regarde. On les brise, parfois -- quelle jouissance, quelle exaltation, après contemplation, combien il est plaisant de briser ce qui nous a fasciné, de détruire ce que l'on a fait si bien (se) tenir, de salir ce que l'on a respecté ! On est envoûté les yeux écarquillés, on touche du bout des doigts autant que l'oeuvre le demande (j'ai failli me jeter sur un tableau, pour toucher sa matière -- Bellmer ?). Laquelle conserve sa distance, sa transcendance -- aux cas contraires elle choit en dehors de l'aura, n'est plus une oeuvre d'art, et tombe sous l'empire du profane : la loi et la morale, les habitudes et jugements sens commun : prétentieuse, perverse, criminelle, pathologique, hermétique, moche, inaccessible, mais aussi rien que matière désubstantialisée, disloquée, éparse.

Le "respect" d'une oeuvre telle dans le profane, on appelle ça l'amour. Culte de l'immanence, esthétisation et intensification de l'habitat, travail de la matière et du temps. Les yeux se ferment, tous les autres sens se mettent en éveil. Mais l'on oublie aussi la loi et la morale, les habitudes et jugements sens commun : plutôt sentir, goûter, penser. Oeuvre de la culture, une aura sombre comme on dit soleil noir. L'oeuvre s'intègre au paysage, et vieillit et pourrit, mais n'est pas à jeter. Elle n'est ni image ni neuf, elle est faite pour vieillir, gagne en maturité.

Nécessité de la vie, elle devient. Ne se fond pas dans le décor : le structure, le forme. Et ce n'est pas un décor. L'oeuvre est alors ses flux, impulsions et pulsions, intentions et désirs, sa matière et sa peau, tout en fragments épars : car elle est tout et l'habitant qui n'est pas spectateur, qui n'est pas communiant pas plus qu'un fidèle, ne la comprend pas dans sa totalité, d'une extériorité, sans pour autant être happé sans recours (ce n'est pas ce dilemne de salle de cinéma).

L'oeuvre est aimée comme on aime la vie, ce qui nous entoure, ce qui nous est habituel, ce qui nous salit les doigts chaque jour, ce que nous yeux sans regarder perçoivent quotidiennement. Comme on s'aime soi-même. Ni oui ni non, un acquiescement absolu, un amour indicible. Que l'on respecte comme on se respecte, comme on respecte la vie ou son environnement : en prenant garde à la conservation, à la voie qui est suivie, à la décantation puis sédimentation. Avec des retours, des régressions et des destructions, des transformations formelles.

Dans l'habitat, une image, on ne la voit même pas. Ou plutôt elle ne porte aucune transcendance, et donc aucun respect ; tout au plus la laisse-t-on vieillir dans son coin, c'est-à-dire pourrir, être détruite par le temps, érosion perpétuelle. Elle n'est que signe, pin-up sur le mur, sourde et muette, aveugle et dépourvue de système nerveux, sa matière n'est que le papier glacé sur laquelle elle repose, en paix et en sourire.

Qu'est-ce qui différencie la culture de la religion (à une époque post-socialiste où la "culture" est devenue religion) ? La religion, c'est d'abord un rapport de face, et un rapport d'image, fut-elle mentale. La force de certaines religions est d'intégrer tout un pan culturel : l'islam, le bouddhisme. L'idée des athées cultureux est d'intégrer la religion au sein de la culture. Il faut sans doute les deux pour que cela tienne : rapport de face et rapport avec, l'Autre témoin et l'Autre jouisseur, la transcendance et l'immanence. S'il faut les deux, cela signifie qu'à défaut ce sera recherché ailleurs. Conception de l'oeuvre d'art totale : elle doit suffire ; comme le monde aujourd'hui, la culture, la vie consommatrice... il faut que ça suffise, que tout y soit, qu'il n'y ait ni manque ni besoin : pensée écologique en somme, au sein d'une unité (l'appartement déjà, le couple, le pays, le monde...). La culture est dans le processus, avec les choses mêmes, à l'instant, dans le temps qui s'écoule ; non pas en face d'elles dans un espace qui suspend le temps. Certains exilés de longue date continuent à se remémorer des images du pays natal, elles seules les apaisent, les mettent en confiance ; c'est le côté "religion".

Entre ces deux idéal-types tous les deux nécessaires, à chacun sa configuration.


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