dimanche, novembre 12, 2006

Le goût et le mauvais goût

Tu te promènes et dis : « les gens maintenant n’ont plus de goût : non mais regarde-moi ça, comme c’est moche ». De goût. Ou le goût, car dans une autre version il y aurait un goût, et un champ du goût, n’est-ce pas, dans lequel les sujets chercheraient naïvement, engoncés dans leur point de vue, à faire régner le leur, à faire en sorte que le goût, ce soit le leur (exactement au contraire du commun des mortels, qui suivant la mode, accordent leur goût au goût).

Les gens n’ont plus de goût, ça peut vouloir dire ces deux choses. Ils accordent leur goût au goût, ou bien ce qui leur tient lieu de goût est moche, c'est-à-dire là où normalement se trouve le goût, et bien il n’y a rien.

Un intérieur, par exemple un salon (typiquement un salon, puisque c’est là où les étrangers pénètrent), est là où s’exerce le goût, là où il se déploie et informe tous les éléments présents. C’est un « système des objets », que l’on peut aborder aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan des signes (mais en général, on parle plutôt des signes, parce que sinon il faut parler de nos sentiments, et on ne s’y risque pas trop). Quand on dit « avec goût », c’est faire en sorte que cet ensemble soit bien intégré à lui-même, qu’il soit sémantiquement et esthétiquement cohérent.

Ne pas avoir de goût, c’est quand cette cohérence fait défaut, ou qu’elle ne nous appartient pas, qu’elle est reproduite. Derrière le goût il y a l’habiter et il y a le sujet. Autant l’un que l’autre, et les deux ensemble. Les deux ensemble, et les deux ensemble séduisant. Lorsque la séduction n’opère plus, c’est le grand vide, ce n’est pas seulement old fashion, c’est réduit à néant, avec éventuellement, pour ceux qui veulent bien s’en donner la peine, un regard indifférent et non plus curieux, de haut, comme des touristes piétinant le territoire dévasté de « primitifs », de « primitifs » disparus.

Faire preuve de goût, c’est séduire. C’est séduire, mais c’est aussi risquer d’être dévasté, bientôt ou bien plus tard. Etre assuré de l’être, en fait. Danse macabre. « Visages mythiques et Têtes de mort » disait Elisabeth. Intérieur et néant.

Le mauvais goût fait ici irruption. Le « mauvais goût » peut certes être un goût qui n’est pas le nôtre, un intérieur qui ne nous plaît pas, sentiment sous-tendu par un autre sentiment, lui de supériorité, qui semble dire que la personne jugée à moins de chance de réussir son pari d’éternité que celle portant ce jugement. Mais le mauvais goût en tant que tel, semble lui être une stratégie de feinte à l’égard de tous ceux cherchant à avoir bon goût, mais peut-être encore, allez savoir, relevant du même pari.

On peut dire, d’abord, que le mauvais goût, par exemple le kitsch, au moins, c’est encore du goût. Mais ensuite on ne peut que noter que c’est plus que du goût. Il met en lumière que le goût cache quelque chose, qu’il cache un pari (le pari d’éternité — bien sûr, rien à voir avec une lutte champêtre, et par ailleurs peu importe que le goût soit celui des belles choses, des antiquités ou d’autres choses encore, car c’est le système qui importe ici) qui ne peut être que manqué, et que ce qui se croit éclairé est en fait inscrit dans un système social de représentations lui-même éclairé. Eclairé ou ironisé.

Dans le mauvais goût, il semble que le sujet s’extrait du système qui prévaut dans le bon goût. Il en extrait également les objets, qui obtiennent ainsi une existence propre, singulière. Il n’y a pas nécessairement de retour à l’objet, voire, tant qu’à faire, au réel, et on peut se demander si cela, cette singularité, cette épaisseur propre, cette existence enfin, ne tient pas qu’à la rupture, à cette extraction, si tant est que toute rupture finit par devenir ‘‘système’’, ‘‘image d’elle-même’’, répétition reproductible.


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