lundi, novembre 06, 2006

Emile Durkheim : « il faut considérer les faits sociaux comme des choses »

Si j’ai toujours eu du mal avec l’expression de Durkheim « il faut considérer les faits sociaux comme des choses », c’est moins à cause de « choses » qu’à cause de « faits sociaux ».
Concernant les « choses », il faut déjà construire ce qu’il y a de social comme chose. Ce n’est pas évident, mais tout à fait possible. Mais peut-être faudrait-il déjà s’attaquer aux choses, capacité que Durkheim semble estimer être un pré requis, et qui ne l’est pas, de la même manière qu’un philosophe commence par commenter des auteurs avant de philosopher. Le parallèle visant à dire qu’il ne s’agit pas réellement de choses, ce dont traite le sociologue. Ce ne sont plus des choses, mais il doit les traiter de la même manière, et donc, si le traitement reste le même, on pourrait tout de même dire, si l’on considère que la nature d’un traitement ne réside pas qu’en lui-même mais se dessine tout autant par la relation avec ce qui est traité.
Concernant les faits, ce terme est un mot banal dans l’esprit de Durkheim. Un fait social c’est une chose sociale, tout cela est évident. Mais moi, bêtement, « fait », ça ne veut pas du tout dire ça. Pour moi, « fait », c’est par exemple « analyser les faits », « ne considérer que les faits », vocabulaire de juriste, d’historien et de journaliste. C'est-à-dire que dans « fait » il y a une dimension temporelle tout à fait essentielle qui n’existe pas chez Durkheim. Parce qu’un fait c’est une chose, et qu’une chose existe point, elle ne change pas de toute son existence, car un processus, par exemple, ce n’est pas un fait. Un fait, c’est un ensemble d’éléments concourant dynamiquement à une action précise, action qui est le fait. Un fait c’est une action. La notion d’évènement peut ainsi être considérée comme une action ou comme une chose.
Durkheim dit bien « considérer », donc c’est une question de regard. Moi je veux bien mais regarder quoi ? Les faits sociaux. Les faits sociaux comme des choses. C’est ça qui n’est pas évident : des faits sociaux. On demande ce que c’est, et où est-ce, mais on a quand même l’impression d’être à la traîne, parce que Durkheim semble nous enseigner un regard, donc la réponse est évidente, il n’y a qu’à regarder. Et alors on croit commencer à comprendre l’histoire. Ce n’est pas « les faits sociaux comme des choses », mais les choses comme des faits sociaux, même les choses sociales comme des faits. Durkheim a un regard et il tente de l’interpréter, de nous le livrer avec des mots, réduit à une formule lapidaire qui devrait nous permettre, le plus facilement du monde, de porter le même regard. Il ne s’adresse pas à la raison, il ne s’agit pas de discuter, ni le regard, ni les « faits sociaux » ou les « choses », parce qu’il ne s’agit pas d’une considération sur toutes ces choses-là. Il nous dit ‘‘voilà comme je regarde’’, et nous voyons, en effet. Il aimerait que nous ne voyons pas comment il regarde, mais que nous regardions comme lui. Or c’est faire peu de cas de l’altérité, car même si nous lui obéissons, c’est bien pour arriver à comprendre comment il regarde, ce dont lui-même semble se moquer au plus haut point. Dans un premier temps, au moins, nous comprendrons « il faut considérer les faits sociaux comme des choses » ainsi : ‘‘je regarde les choses sociales comme des faits’’. C’est révolutionnaire, pour l’époque. Il retourne le regard religieux, notamment, ce regard qui dit que déjà il n’y a pas que des choses sociales, qu’il y a autre chose et que ce qui est social n’est pas que choses, et qui dit aussi que ce ne sont pas faits.
Et c’est aussi la question que nous nous posons. Il ne s’agit pas de retourner le regard durkheimien pour retrouver le regard religieux, mais nous doutons de voir des choses, et nous doutons que ce que nous voyons soit des faits. Nous doutons de notre regard, aussi. Durkheim ne réduit rien à des choses, il voit des choses. C’est pour nous étrange, car nous pouvons nous efforcer de voir des choses, mais nous ne voyons pas des choses. De la même manière nous avons le sentiment que Durkheim pose qu’il faut voir des faits, que les faits sont la seule base possible d’un travail. Ceci aussi nous est étrange. Nous nous demandons bien ce qui se cache derrière. Nous avons le sentiment que les choses que voit Durkheim, ce sont des mots. Et que « fait » vise à dire que, d’abord ces choses existent, qu’ensuite elles sont construites, par des agencements d’éléments et une distribution temporelle, une action, qu’enfin, puisque ce sont des choses et qu’elles sont construites, elles sont un matériau pour l’analyste.
Moi je veux bien, c’est pas ça. Un regard je le respecte. Je veux dire : j’essaie de le comprendre… Mais pour les choses, si ce sont des mots, nous commençons à rire, et pour les faits, s’il ne s’agit que de justifier la tâche de l’analyste, et même, avant cela, la possibilité d’existence de l’analyste, on se demande même s’il n’y a pas un peu de mauvaise foi dans l’histoire. Il nous fait donc une métaphore qui, assimilant les choses aux faits, revient à dire que l’analyste peut analyser les mots. Parce que les choses sont des mots et que l’analyste analyse des faits.
Si ceci venait d’un philosophe, nous ne serions pas surpris. Heidegger, un peu plus tard, en particulier nous aura habitués à cela. La force de Durkheim, sur ce point, c’est de traduire un propos philosophique en langage sociologique, de l’ancrer dans la sociologie, ancrage réalisé par la tenue d’un regard. C’est ce regard qui compte, car sans lui ce détournement ne serait pas réalisé. C’est donc pour cela qu’est important le « il faut considérer que ». Important qu’il n’y ait pas à discuter. Ce n’est pas rien, ça fonde juste la sociologie. Un regard propre, un langage propre, et voilà une science est née.
Mais nous, qui avons hérité de cela, nous ne nous plaçons plus à ce niveau-là. La pratique de la sociologie est devenue beaucoup trop courante pour que la question cruciale de constitution de territoire soit encore un enjeu. Nos enjeux sont ailleurs. Pour l’heure, nous estimons qu’il n’y a plus à cacher les ressorts de cette phrase mythique durkheimienne, et nous restons avec elle sur les bras, ‘‘l’analyste peut analyser les mots’’, en nous demandant ce que nous pouvons bien en faire. Il y a bien diverses applications immédiates qui se présentent, mais nous sentons bien que toute la saveur provient d’une source tarie. Prolonger la lettre durkheimienne, c’est juste pour dire d’être fidèle, un peu comme un hommage, mais nous avons un peu honte, d’avoir perdu l’esprit.
Pour ne pas le perdre, il faut couper court à toutes les évidences, il ‘‘faut considérer’’ que ce que nous livre là Durkheim ne relève pas de la méthode. Il ne nous apprend pas une méthode. Il nous livre un regard, mais ce regard est regard avant d’être regard sur. Jusque là nous n’avons considéré que ce regard sur, au bout de quoi nous gardons la lettre, et perdons l’esprit. Ce n’est pas un regard sur des choses sociales, car ce qu’il voit, ce ne sont que des choses, et qu’en disant cela nous supposons qu’il y a autre chose que des choses dans le social que le regard volontairement écarte. C’est un regard sociologique, et c’est là toute la différence, toute la profonde différence. C’est un regard qui regarde le social et ne voit rien d’autre que ce qu’il a sous les yeux. C’est un regard construit qui ne révèle pas lui-même sa construction, comme nous l’avons montré, mais le problème n’est pas là. Néanmoins il pose la question du voir, que pour voir il faut voir, donc ne pas s’interroger sur son regard, du moins pas lorsque l’on voit. Le regard est une éducation, plus précisément une construction. On ne voit bien que lorsque l’on ne voit plus son regard. Nous, on nous demande de voir, voire on va même jusqu’à nous dire que tout le monde a toujours vu aussi bien. Nous devons faire avec mais le but c’est quand même de voir. Le but est explicitement celui du voir lui-même, et non pas ce qui est vu, et pas même, comme on dit, le comment. Durkheim ne nous demande pas comment on regarde, mais quel regard on porte. Question du quoi. Il n’y a pas de relativisme du voir. Comment on regarde, c’est comment plusieurs personnes regardent la même chose, quelle est leur perspective sur la chose. Mais comme on s’en tamponne de ce qui est vu, on se moque de ce relativisme ‘‘démocratique’’.
Ce n’est pas par décret que l’importance se déporte de ce qui est vu au voir lui-même. C’est que le voir, au contraire de la perspective, par ses qualités mêmes, déporte cette importance vers lui-même. Il nous fait comprendre que l’on peut se passer de la chose, qu’elle peut trépasser, mais que l’on ne peut si facilement l’évacuer lui. Qu’il est irréductible. Et cela non pas par morale, comme on dit par respect (le petit bonhomme démocratique respecte le vieux républicain, mais il se moque bien de lui, comme il le voit ergotant, sans même qu’aucune psychanalyse à deux balles n’ait besoin d’être appelée), mais parce qu’il y a quelque chose derrière ce regard, ce regard entraîne autre chose, quelque chose, que l’on ne peut réduire, dont l’on ne peut se moquer si facilement. Chez Durkheim, c’est la sociologie. Parce que la sociologie chez lui n’est pas discours sur le social, mais regard sociologique.
Le regard sociologique, ce n’est pas la vue du social, voire de ‘‘la société’’. Si Durkheim fonde la sociologie comme science, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, c’est parce qu’il fonde un regard, de telle sorte que la sociologie existe, indépendante à la fois de ce qu’elle étudie, et à la fois des autres sciences et autres logos. Un regard existe par lui-même, une science est ce regard non explicité à lui-même (c’est d’ailleurs tout ce que l’on reproche aux sciences).
Une science, c’est ce que l’on ne peut nier. Mais cela ne tient ni aux méthodes ni à l’étiquetage « science ». Cela tient, et ceci a toute son importance si l’on considère toutes les « non-sciences », celles qui traitent du ‘‘paranormal’’, ce genre de choses, à un regard, à la puissance d’un regard. Nous jetons alors un œil vers l’art et vers le ‘‘paranormal’’. Puissance du regard pour l’un, puissance du regard pour l’autre. Si la science occupe une place privilégiée dans la modernité, notamment à l’égard de l’art et du ‘‘paranormal’’, du ‘‘magique’’, c’est qu’elle accentue aussi bien « puissance » que « du regard ». Et que la modernité, qui a élevé la vue au-dessus des autres sens, qui n’est presque fondée qu’uniquement sur la vue, déclinée à l’envi, est tout autant fondée sur la puissance, sur la puissance de la vue accentuée d’une traite, comme une seule chose. Cela pourrait changer, et si cela se produit, c’est parce que la découpe paradigmatique se ferait autrement, comme elle était autre avant la modernité. Mais découpe de quoi ? Et sur quoi repose-t-elle ?
Aussi nous nous posons la question. Ce qui allait de soi au début fait maintenant question : s’agit-il de construire un regard puissant ? L’enjeu est-il encore ici ? J’éviterai les conjectures reposant sur l’air du temps qui font comme des petits ploufs malvenus et inutiles à côté du grand silence qui s’impose, du moins à mes petites oreilles.
On peut bien continuer nos petites habitudes, il n’en reste pas moins que ‘‘la sociologie’’, pour le dire ainsi (car on a du mal à ne pas entendre « science »), paraît menacée par plusieurs débordements : le journalisme, l’instrumentalisation, la « science » elle-même (reproduction de techniques, ce qui marche assez bien avec l’instrumentalisation, voire simple discours). La science fait un nœud entre la puissance et le regard, là où, comme dit, d’autres domaines allient le regard à la fascination ou la puissance à un faire. La sociologie comme science pose question. Peut-être faudrait-il qu’elle se refonde comme science pour ne pas être à la merci de la fascination d’un faire qui s’étend de nos jours, et que l’on appelle couramment politique. Durkheim alliait la sociologie à une pratique politique républicaine. Longtemps la sociologie a été proche du, ou du moins de la, politique. De manière militante, dans le faire et non dans la gestion ou dans la communication. Si nous doutons que la puissance du regard puisse combattre la fascination du faire, cela ne tiendrait-il pas à ce que, trop habitués à ‘‘regarder’’, nous avons oublié qu’il s’agit là d’un voir ? Et ne confondons-nous pas puissance et justesse, exactitude, comme si, en art, il était question de faire des représentations des choses ‘‘belles’’ et non des ‘‘belles’’ représentations des choses ? N’avons-nous pas peur de la puissance, dont, au fond, nous nous croyons débarrassés, et heureusement débarrassés ? Et n’avons-nous pas peur de ce que suppose un voir, et dont nous nous croyons encore, heureusement, débarrassés ? Fonder quelque chose de puissant, comme le disait déjà Nietzsche, dans un élan prophétique qui n’a pu être compris jusqu’à maintenant, parce que se plaçant après la modernité, est ce qui nous fait le plus peur. C’est même une chose dont on nous propose, couramment, de manière conviviale, de nous délester, comme d’une chimère ou d’un poids inutile ; car tout, au fond, semble-t-on nous dire, est déjà assuré. Il faut tenir pour nul et insignifiant, pour chimérique et inexistant, le fossé entre les sciences, chargées jusque là de la puissance du voir, et le politique, livré à la fascination du faire. Et ce n’est pas la justice ou la philosophie, puissance du faire dire et puissance du dire, qui ont depuis longtemps, comme les sciences, cessé d’être des créations, de réelles puissances, pour se répéter sur elles-mêmes, déjà dans le domaine de la fascination, qui règleront le problème.
Si l’agencement est périmé, il nous en faut trouver un nouveau. Et s’il tient toujours, le réactualiser. Paradoxalement peut-être, Durkheim en son temps a « emmené un bout de la nappe ». Il s’agit bien de cela, fuite et « chercher des armes tout au long de la fuite », pour créer au bout du compte. Alors nous : qu’allons-nous bien pouvoir créer ? Nous ne pourrons pas nous contenter longtemps de « rester fidèles à la rivière », parce que, sinon, la chambre du fils, bientôt, sera : vide. Et il n’y aura plus de sens. Nous ne répondrons plus longtemps avec les « traces d’un autre temps ».

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