Aimable

Ce qui est aimable, n’est-ce pas ce qui est possédé, ce que l’on possède ? Mais ceci ne dit rien encore. Car posséder, ce n’est pas avoir. Si cette tasse est à moi, c’est surtout qu’elle n’est pas ailleurs, mais pas seulement : c’est qu’elle n’est pas autre chose qu’une tasse. Peut-être ne l’aimerais-je pas moins (mais il ne s’agit pas de moi, il s’agit des sentiments ‘‘socialement donnés’’, pour mieux dire publics) si j’apprenais que la nuit elle se transformait en gypaète barbu et allait terroriser tout un gang de rongeurs dans les montagnes autour. De plus, je ne suis pas le seul à boire dedans, mais il y a un principe de séduction là-dedans, une question de fluides et d’échanges, de mots de passe (surtout qu’étant à moi, elle revient). Ce serait un amour différent si je ne la possédais pas. Sur internet il y a des gens qui disent à d’autres qui s’affichent : « tu es tellement toi, tellement singulier, tellement plein, tellement… limité, que je t’aime ». En n’étant pas possédée la tasse devient exactement ‘‘autre’’, et l’altérité commence. Ce n’est plus seulement une simple tasse (ou, dans un autre registre, une star), c’est : elle. Ce qu’encore je ne peux pas dire en sa présence, car elle n’est plus comme l’enfant à qui l’amie de la grand-mère pose des questions et que c’est la grand-mère qui répond.

Il n’y a pas forcément de sentiment de supériorité dans la possession. En général il n’y en a pas, et pas seulement dans les sentiments ; c’est simplement un rapport. Le terme « bourgeois » semble souvent avoir ce sens-là : est alors « bourgeois » ce qui considère le monde, les choses, les autres, sous ce rapport de la possession. Et il faut, bien sûr, autant que les choses et les autres soient aimables, et soi-même être aimable (c’est cela le but du bien_se_tenir). Cette tasse, que j’ai bu trois cafés ce matin dedans, je ne m’en sers que pour boire des cafés ; le reste du temps, elle est posée sur étagère. Non seulement elle n’a qu’une seule fonction, mais encore je n’ai de relations que fonctionnelles avec elle ; elle est moyen pour moi et je suis moyen pour elle. Nous sommes aimables l’un à l’autre. Enfin, si elle ne voit pas que pour boire le thé j’en prends une autre, car elle n’est pas officiellement tasse à café, mais seulement tasse ; et puis tous les autres objets dont je me sers ; pour m’imaginer être aimable pour elle, je dois considérer qu’elle n’a pas conscience d’être autre chose qu’une tasse à café, et qu’elle apprécie les moments où nous nous servons l’un à l’autre, puisque je dois considérer qu’il ne lui viendrait même pas à l’idée de penser vivre autre chose — c’est pour ça que je serais surpris, et porterais un autre regard sur elle, si elle me disait vouloir manger un peu plus de rongeurs la nuit prochaine. En fait, dans ce cas je me demande si je ne commencerais pas à l’aimer.