mardi, novembre 07, 2006

En lisant Heinich

Par-delà la notion de transgression, ce qui se trouve dans l’art tant moderne que contemporain, c’est une rupture avec l’art pompier, l’art idéaliste, l’art naïf, ou comme on voudra le dire. Rupture avec ce qui, pour celui qui ne rompt, est évidemment, naturellement, là, comme si cela avait toujours été et sera probablement toujours, rupture avec cela que l’on n’interroge pas parce qu’on ne le voit pas. C’est là le paradoxe de l’art moderne et le paradoxe de son opposé : celui pour qui une chose naturellement est, sans qu’il se pose de questions à son propos, sans qu’il lui vienne à l’idée que cette chose pourrait tout autant ne pas être, ou être autre, sans que la question sourde de l’existence, de l’être là de cette chose ne lui vienne à l’esprit, s’impose d’elle-même avec tant de force qu’elle informe le réel lui-même, celui-ci croit vivre en accord parfait avec cette chose, et cela n’est pas vrai ; l’artiste (célibataire, amant, rapport au tableau de Duchamp, lui-même marié, même de force, non à la peinture mais à l’art) qui maltraite l’art, qui le transgresse, le déconstruit, révèle ce qu’il tient fermement caché, l’artiste qui rompt avec l’art, au contraire érige l’art, ou plutôt s’érige lui-même et établit l’art comme une entité autonome…
On voit bien d’autres applications de ce schéma, schéma ‘‘paradigmatique’’ peut-être, qui révèle des structures sociales, des structures comportementales, des structures de représentations des choses, des structures des choses elles-mêmes, qui débordent largement le champ de l’art, l’art n’étant au fond que l’un des endroits de cela. Le mouvement de l’art moderne puis contemporain (car à lire Heinich il semble que celui-ci continue celui-là) s’inscrit dans un large mouvement d’explicitation de ces diverses structures. Mais jamais une pure explicitation, qui pourrait au fond ne rien changer, qui pourrait n’expliciter les choses que dans les mots ou sur une toile, au contraire une explicitation qui débouche sur la création de quelque chose de nouveau, jamais assez explicité, toujours encore devant être transgressé. Ce n’est donc pas de la transgression pour la transgression qu’il s’agit, comme on dit « l’art pour l’art », « transgression » n’explicitant pas « art ».
C’est un mouvement visant à mettre au jour les déterminations dans lesquelles nous sommes pris, tout ce que nous tenons pour évident, comme allant de soi, et que généralement nous ne voyons même pas. C’est là le paradoxe actuel : nous nous disons tous critiques, totalement éclairés, parce que nous voyons des choses, mais si la transgression a son importance, c’est parce qu’il ne s’agit pas de ‘‘voir des choses’’, il s’agit de voir les choses que nous tenons pour évidentes (seraient-elles notre tendance ‘‘critique’’ elle-même…), et que les voir relève déjà de la transgression, et donc si l’on passe à l’action, on va tout naturellement transgresser. Ceci dit parce que notre propension ‘‘critique’’ dit presque toujours, au sujet de quelque chose qu’elle voit, qu’elle n’y croit pas, et si elle se pose la question de ce qu’elle croit, alors là toute critique disparaît, comme par pur enchantement, comme si l’on ne pouvait critiquer que ce qui a déjà disparu. La vérité c’est que nous nous bardons des signes de la transgression mais que la transgression nous fait peur et que nous n’avons jamais autant eu peur de la transgression, d’autant plus que des générations et des générations d’aînés nous ont dit ce qu’il fallait transgresser, dans une tentative de mécanisation, de pouvoir être répétée de la transgression, afin de s’assurer, pour nos aînés, que les forces « régressives », « réactionnaires », « bourgeoises », et j’en passe, ne puissent pas ou plus réduire au silence et au néant la transgression, comme un moment historique plus anomique qu’autre chose, afin d’assurer la « tradition du nouveau », comme disait Harold Rosenberg, soit la normalisation de la transgression, chose tout à fait paradoxale, du moins si l’on ne considère pas que toute majorité, comme disait Deleuze, est par nature anti-révolutionnaire.
Plus profondément que cela, plus profondément que la transgression, ce qui se joue ici, c’est la question de notre « être au monde », pour le dire ainsi. Et même tout simplement qu’il soit question de question, ceci étant peut-être encore plus profond. Dans la tradition philosophique occidentale, les deux en effet, Heidegger en est le témoin, sont à sa source même. La question est encore plus profonde car, concernant notre être au monde, pour le dire ainsi, celui se présente à nous comme une question, et c’est pour cela qu’il se découpe sur le fond de ce qu’il le comprend et le noie habituellement, quotidiennement. Ce questionner, qui est un découpage, un faire ressortir sur fond de, est chez nous fondamental. Mais ce n’est pas une technique, une simple rhétorique, c’est quelque chose en quoi nous croyons, quelque chose que nous ne transgressons pas ; que nous ne transgressons pas parce que son contraire, ce à quoi cela s’oppose, « ne pas se poser de questions » comme on dit couramment, n’a pas la forme transgressive. Si la transgression est un mode d’action courant, ce n’est pas pour elle-même, mais parce qu’elle est le moyen préféré, et peut-être le seul, de poser une question en actes, ou ne serait-ce que de montrer que l’on pose une question, que l’on a compris la question. Et toujours elle débouche sur autre chose, quelque chose se construit derrière, c’est pourquoi la transgression n’est pas pure rhétorique. « Être au monde » parce que c’est cela — au moins ici la conjonction entre être et monde, deux questions déjà à eux seuls, mais il y a eu d’autres manières de dire la chose la plus importante à voir, à dire, à : questionner — qui pose le plus question, et ce-qui-pose-le-plus-question, c’est cela toujours qu’il faut questionner, ce qui revient à dire, concrètement : à transgresser.
Pour nous, tout n’est plus que signes. Il y a toutes les questions qui ont été posées, mais pour nous, nous ne voyons pas quelle est cette question. Toutes les questions répondent à un problème, mais ne savons plus poser de problèmes. Nous considérons même qu’un problème, c’est un problème. Et nous ne voulons pas de problèmes. Nous ne voulons pas de questions. Comme on disent les démocrates : « il faut aller voter, au moins par respect pour tous ceux qui sont morts pour que tu puisses voter ». Il faut poser des questions, et ça n’arrête pas, mais la question elle n’est pas posée, jamais. Il y a plein de problèmes, mais il n’y a pas de problèmes. Maintenant on a la technique, on sait tout. Ils se sont assez posés de questions pour que nous puissions enfin en profiter, non ? Toutes les questions sont réglées, on peut enfin nous amuser, merde ! Je ne dis pas ça par méchanceté, il y a tellement de gens qui vivent bien sans se poser de questions. Enfin, bien : qui vivent, déjà. C’est une question, ça, tous ces gens qui ont pu vivre sans se poser de questions. Des gens bien tranquilles, des imbéciles heureux. Il est tellement valorisé d’être sans béquilles (c’est pour ça que cet avorton de Bernard Werber peut faire clamer dans un de ses livres avec un grand sourire à l’un de ses personnages qu’il est heureux d’être imbécile, qu’au moins lui il est sans béquilles). Et puis heureux n’en parlons pas ! Et Bouddha n’est-il pas un imbécile heureux, hein ? Non mais !
Comme si la philosophie, car c’est elle qui symbolise la chose, n’était, n’avait été, qu’un long détour. Un long détour nécessaire, mais heureusement fini, une vieille béquille dont heureusement nous n’avons plus besoin. Car nous en avons extrait l’essentiel, n’est-ce pas, c'est-à-dire tout un ensemble de techniques, à commencer par les sciences, qui elles au moins résolvent les problèmes. La question ‘‘notre « être au monde »’’, la question qui pose le plus, non pas de questions, mais question tout court, la question qui se découpe le plus nettement, avec le plus d’urgence, sur le fond de tout, nous on veut la résoudre, on veut s’y attaquer. Ouais ouais ! Et si c’est l’être au monde, par exemple, qu’à cela ne tienne, dites-le nous juste qu’on puisse le faire. On va créer un être et puis un monde, de telle sorte qu’ils aillent bien ensemble, un beau machin pas même virtuel (parce que le virtuel aussi n’est qu’un détour, hein, faut pas se leurrer), et le tour sera joué !
Alors peut-être que la philosophie est prise à son propre jeu. Ironisée. Parce ce qu’il ne s’agit pas de poser la question, et il ne s’agit pas qu’elle pose un problème. Comme Heinich rappelle l’analyse maussienne de la magie, qu’elle met en parallèle avec le fait Duchamp, « le fait magique est une représentation collective assurant la reconnaissance du magicien en tant que tel, tout en assurant à travers cette représentation l’efficacité de son acte » (Le triple jeu de l’art contemporain, p. 27). Il ne s’agit pas non plus de représentation, car nous voulons toujours voir les représentations, ou plutôt les regarder, nous voulons être conscients de les voir. Il y a un paradoxe : ce qui pose le plus question, ce que l’on veut voir le plus, et bien il faut le voir, et non le regarder, c'est-à-dire il ne faut pas être conscient de le voir, il ne doit pas y avoir de scission, de distance, entre nous qui voyons et ce que nous voyons. Mauss parle de magie, Duchamp œuvrait au sein de l’art, en pensant à Socrate nous pensons à la philosophie, mais le fond du problème c’est celui de l’efficacité. Car il pourrait de la magie, de l’art ou de la philosophie sans efficacité, et c’est au fond le plus courant. Nous croyons tellement être maîtres de nous-mêmes, créatures de Dieu itself, que nous ne croyons à aucune forme de dépassement.
La personne un minimum critique se penche cinq secondes sur l’Asie et prend peur. « Mon Dieu, mais ils n’ont aucun sens critique là-bas, c’est pas possible ! Mais qu’est-ce qui les mène ? Non seulement ils ne semblent pas savoir ce que c’est, mais ils semblent se moquer de le savoir, ils ne semblent même pas savoir qu’on peut le savoir, avant même de savoir qu’il faut le savoir ». Rien de plus banal comme considération. C’est ce que l’on dit constamment des chinois, par exemple : ils sont efficaces, mais ce qui est efficace, ce qui se réalise (comme on dit d’un acte magique qu’il se réalise), ils ne semblent pas le savoir ; ils sont portés et s’assimilent à ce qui les porte, ils semblent être heureux d’être portés, ils semblent être des imbéciles heureux. Tout cela dit, tant qu’à faire, avec de vagues notions de confucianisme à l’arrière-plan, cela va de soi. Les imbéciles heureux occidentaux n’ont rarement pas une mauvaise confiance, même bien cachée, par exemple sous la forme d’un regret fondamental et profond, ou d’une amertume, ne serait-ce que sous la forme de la peur de la mort. Les asiatiques, au contraire, sont montrés comme des imbéciles heureux sans aucune mauvaise conscience. Comme de parfaits êtres efficaces, plus encore qu’un Sarkozy, des êtres devant lesquels toute parole est inutile car sans aucune efficacité. En d’autres temps il y aurait eu une guerre ; de nos jours, on se protège comme on peut et surtout on entre dans une course à celui qui sera le plus efficace, et c’est là où toutes nos peurs, exprimées à travers la science-fiction, peuvent finalement être considérées comme moins pires que de subir leur efficacité. Vive les nanotechnologies, quoi. Paranoïaque occident.
Au point que l’on peut se demander si, un peu plus universellement, la question, s’il s’agit encore de question, est celle de « ce qui pose le plus question », ou celle de ce qui est le plus important. Et puis à la place de « question », peut-être même « importance ». L’importance la plus importante. Au fond, la pensée critique, tournée du côté de la question, considère que c’est exactement cela ce qui s’oppose à elle, que ses adversaires répondent à cette maxime, ‘‘l’importance la plus importante’’. Quand je considère la question qui pose le plus question, je vais tout naturellement poser une question, la question. Et bien quand je considère l’importance la plus importante, je vais accorder de l’importance à cette importance. Ces deux choses-là sont présentes chez les grecs, si l’on en croit Foucault, lorsqu’il traduit le « connais-toi toi-même », qui débouche, c’est du moins comme ça qu’on l’a toujours compris, sur une question, par « prend soin de toi-même », qui relève au contraire de l’importance. Donc, concrètement, la question amène sur un connaître, et l’importance sur un prendre soin. Mais par la transgression, le connaître est un peu plus concret encore, et après amène sur une réalité, sur quelque chose de nouveau (par exemple un nouvel art, comme chez Duchamp, et c’est pour cela que nous avons tant peur des nouvelles choses, comme de nouveaux mondes, par exemple, que nous pourrions créer, 1984, Le meilleur des mondes, Blade Runner et j’en passe). Le prendre soin débouche sur des actes, sur du respect ; image d’une main ouverte légèrement repliée qui passe autour, caressante, signe de globe, de ce qu’elle respecte. C’est pour cela que Jullien dans De l’efficacité ne cerne pas exactement son sujet, comme s’il faisait de la philosophie pour des étudiants d’école de commerce, sans plus expliciter les ressorts de ce qu’il dit. Et puis les deux, question et importance, peuvent se répondre ; la ‘‘pensée de 68’’, par exemple, est un prendre soin de la transgression ; à l’inverse, il y a toujours un moment où l’on transgresse ce dont l’on prend soin, comme le savent tous les maris attendris et autres curés. Ceci pour dire, non ‘‘qu’il y a de tout dans tout’’, mais que l’on ne peut, a priori, se passer de l’un des deux. Toujours l’un des deux repose quelque part. Celui qui prend soin de tout va violer une petite fille au coin d’une rue et les nazis prenait soin leur ‘‘désir de pouvoir’’, par exemple. Alors il faut peut-être mettre les deux sur la table, plutôt que se branler en cachette.
Si je vais chercher des trucs en Asie, c’est pas pour trouver ce que j’ai dans une boutique exotique au coin de ma rue, ou tout autant dans Kao San Road. Ils ont dit « art contemporain ». Tant pis pour eux, moi je les prend au mot et je leur demande. Ah ouais, contemporain ? Et bien dites donc ! Je cherche le jeu de cet « art contemporain ».

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