Intimité (moi et publicité, ou danse des machines désirantes et solitude des séductions)
Si comme le dit Claudine Haroche la question du moi est directement liée à celle d’éprouver des sentiments, c’est qu’elle est liée à celle d’intimité. Intimité qui, d’ailleurs, c’est un signe, était il y a deux ans avoué comme le prochain grand thème publicitaire par une femme des plus importantes dans une grande agence de publicité, dans je ne sais plus quel reportage. La publicité nous met devant les yeux ce que nous devons désirer, ce qu’il y a à désirer. Le désir est en nous, mais pas ce qu’il y a à désirer, nous est-il dit. C’est là-dessus que se base le rapport au monde capitaliste : on a un rapport au monde parce que l’on ne possède pas ce que l’on désire, et c’est un peu ce que disait Freud non ? La publicité nous prend en charge, elle nous dépossède, même sous couvert de la justification susdite, là n’est pas le problème. Elle se sert de ce que nous n’avons pas en nous pour rabattre notre recherche vers ce qu’elle propose, et cela uniquement. Donc ce qu’elle met en scène c’est ce que nous n’avons pas. L’intimité, par exemple. Pour que tout soit à vendre, il faut n’avoir rien. Du point de vue matériel, on imagine assez bien un jeune couple devant s’installer, comme dans Les choses de Pérec, mais cela ne touche pas que le matériel.
Cela nous fait nous poser la question : qu’est-ce que l’intimité ? Rien de plus évident, si l’on en croit les discours usuels autour de nous. L’intimité existerait bien, ce serait même ce que chacun connaît le mieux. C’est aussi bien le « privé » par rapport au « public » que lorsque je suis moi tout seul sans même la possibilité d’interaction aucune avec qui que ce soit ; c’est aussi, plus précisément, le rapport à moi-même, à mon corps en particulier, à ce qui est caché aux autres. Sauf que. Sauf que, sans même zieuter du côté des totalement désinhibés, ou du côté de ceux qui, par des conditions matérielles, n’ont pas, ne peuvent pas avoir d’intimité, on voit que ce n’est pas quelque chose d’évident. Pas non plus quelque chose dont on puisse dire que lorsque cela manque, c’est grave docteur. Parce que l’on entend que l’intimité est vraiment intime, c'est-à-dire : cachée aux autres, propre à soi, tout à fait opaque. Ce n’est pas que les autres ne pourraient pas l’imaginer, si qu’il y a quelque chose là de tout à fait opaque, autre chose que tout ce que l’on pourrait voir et imaginer, et même connaître. Mais aussi que ceci est connu par la personne concernée, ce qu’elle connaît le mieux. Déjà, qu’une telle chose existe, beaucoup en doutent, et ensuite, que chacun connaisse son intimité, on en doute également.
On nous parle de désengagement de soi (Gauchet), et de tant d’autres choses, lieux communs de ceux qui prétendent penser (pour le petit paradoxe), mais on a deux idées en tête : d’une part il n’y a pas d’intimité si le réseau social est trop dense (ou alors il n’y a que de l’intimité, c'est-à-dire il n’y a pas de distance par rapport aux autres, et pas plus par rapport à soi-même), si la promiscuité est trop grande, d’autre part il n’y a plus d’intimité précisément du fait d’une trop grande distance d’avec les autres, l’intimité alors est un investissement que l’on ne peut plus supporter.
Des images courantes qui circulent sur l’intimité, celle-ci semble apparaître comme un pli, un pli qui fait penser à des lèvres qui se chevauchent et rentrent dans la bouche avec les yeux qui se baissent : la honte. Pas seulement la honte, d’ailleurs. Cela parce que l’intimité serait quelque chose devant quoi l’on baisse les yeux, et l’on sait la charge de séduction de ce genre de choses.
Au nom des Lumières, l’intimité est en recul, ou affichée de partout. Un éclairage public, de manière générale, arrose l’intimité. Chaque intimité parce que l’intimité statistique, l’intimité elle-même comme partagée par tous. Dans un réseau social dense, que tout le monde ait la même est compensé par le fait que c’est celle d’untel ou untel, donc ce n’est pas l’intimité qui prime mais la personne. Pour nous qui devons constamment nous représenter, notre personne ne compte pas, elle ne dit rien, et lorsque nous la présentons, on nous répond avec trois points de suspension et un innocent, ou cynique, « et alors ? ». Alors nous nous représentons. C.V., photos, opinions, intimité, tout est bon. Il faut être visible, et il faut en plus que les autres voient quelque chose. Quelque chose qui séduit, parce que, comme on dit dans un symptomatique raccourci : « il faut se vendre ». Publicité : que les autres voient quelque chose qu’ils ne possèdent pas.
L’intimité c’est comme une bulle, pour dire que ça se satisfait à soi-même, que ça vit en autarcie. C’est un intérieur, si l’on pense au salon des gens, dans lequel, en général, tous les éléments s’agencent en un « système des objets ». Entretenir un tel système pour nous-mêmes, ça ne vaut pas le coup, on n’y voit aucun intérêt. Nous n’avons plus de pudeur envers nous-mêmes. C’est en cela qu’il y a une perte de l’intimité chez le sujet contemporain, et pour cela uniquement semble-t-il. Une perte du moi. L’intimité a rapport avec l’extérieur par l’action, danse des systèmes, des « machines désirantes », ou par la représentation d’elle-même, solitude et séduction, Deleuze contre Baudrillard.
Pour conclure, parce que j’ai d’autres choses à faire : l’intimité est sociale, non pas statistiquement, « molairement », mais parce qu’elle n’existe que si elle est reliée aux autres, et à d’autres intimités. « Comprise » n’est pas le mot juste.
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