dimanche, novembre 12, 2006

Tripalium

Et si au centre du travail il n’y avait pas la production, voire la seule occupation, mais la souffrance ? On étymologise couramment travail par tripalium. Mais couramment aussi on nous dit travail, travail d’abord, produire, être occupé, faire, et puis ensuite, comme une alternative, relevant du choix, des compétences ou du mérite, aimer ou non son travail (surtout quand ça relève du choix, sous-tendu par le désir, et parfois quand ça relève du mérite, sous-tendu par les compétences et surtout par une hiérarchie ‘‘objective’’). Habitus ‘‘protestant’’ : être soumis au royaume de Dieu, mais par le libre-arbitre, donc auto-capture, et ainsi parfaite intégration du royaume à lui-même et de soi à soi-même. La souffrance disparaît, et si on fait appel à elle, ce n’est que simple rhétorique (c’est souvent de bon ton, dans les interactions) ; parce que derrière il y a la représentation de choses qui font souffrir et d’autres qui ne font pas souffrir, comme si cela dépendait des choses et non du travailleur.

Ce n’est peut-être pas plus mal que la souffrance tende à disparaître. Enfin… il faut surtout faire comme si, parce que l’on ne peut dire, cela ne se fait pas, que telle chose fait souffrir, tant on croit que cela appartient aux choses elles-mêmes. Mais si la souffrance disparaît, il y a quelque chose avec qui disparaît. Les réformistes, les révolutionnaires, nous font toujours croire qu’avec la fin d’une chose, rien ne disparaît, ou alors que des choses négatives, mais c’est faux. Comme si cela relevait du bien et du mal.

Peut-être que la souffrance marque-t-elle la limite de soi. Sans souffrance, pas de limite de soi, et ainsi : pas de soi. Claudine Haroche (cf. Désir de penser, peur de penser , E. Enriquez, Cl. Haroche, J. Spurk (eds.), Lyon, Parangon/xs, 2006, 295 p.) déplore ce thème actuel de la disparition du moi, et le lie directement à l’émotion, aux sentiments, ceux-ci s’opposant aux sensations. Elle dit : les sentiments, qui s’inscrivent dans la durée, dans l’habitus si l’on peut dire, permettent d’imaginer l’autre, et permettent de penser ; ils créent une sorte d’intériorité, qui est le moi. Peut-être la souffrance ne relève-t-elle que de la sensation, c’est possible.

Il faut rechercher le moins de souffrance dans le travail, et ne pas reconnaître la souffrance lorsqu’elle est là. Parfois même il faudrait l’aimer. Aimer ce qui nous limite, et non sentir nos limites. C’est très différent, parce que dans un cas c’est sentir notre épaisseur, mais dans l’autre c’est apprécier notre liquidation. Reconnaître la souffrance, c’est une chose fondamentale. De nos jours, ce n’est pas tant qu’il n’y a plus de souffrance, le fait majeur, c’est que nous ne savons plus la reconnaître. Nous reconnaissons de la souffrance là où il n’y en a pas, et n’en ressentons pas là où pourtant elle est criante.

Cela se comprend assez facilement de par le processus d’individualisation, comme on dit. Les reconnaissances traditionnelles d’étiquetage de la souffrance ont été battus en brèche, pour la bonne raison que d’eux dépendent les limites du moi, et donc le moi lui-même. Le travail cool, tripaliumant tout autant, se conjoint avec des idées floues sur le moi, avec la recherche de soi-même, que le but concret, atteint, soit de se réinventer, ou de mettre entre parenthèses le moi afin de faire passer tout ce qui le nie.

C’est pourquoi les critiques réformistes, progressistes, révolutionnaires, manquent leur cible, puisque jouant sur le mode de la déploration, cela revient souvent à du regret, et elles supposent, comme C. Haroche, un moi déjà limité, déjà bien compris, qu’il s’agit de conserver. Mais comment leur expliquer que ceci nous fait souffrir ? Et, s’ils veulent volontairement nous faire souffrir, c'est-à-dire faire passer quelque chose qui nie le moi, qu’est-ce que c’est ? Ce qu’ils critiquent, c’est que c’est le marché qui passe ; mais chez eux, pour employer à leurs égards aussi un mot-valise, n’est-ce pas l’Etat, l’ordre social, comme on en a l’habitude depuis les Lumières, et surtout au siècle dernier ?

Le seul moyen, probablement, de dépasser cela, est d’en finir avec les choses qui font oui ou non souffrir, et de nous interroger nous-mêmes. — Le sociologue n’est pas un entrepreneur de morale (enfin… presque pas).


statistique Locations of visitors to this page