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Si les gens font ce qu’ils font, il faut arrêter de considérer qu’ils le font sous le joug d’une domination quelconque. Bien que ceci ne soit pas forcément faux, au pire ils s’inventent une rationalité qui leur permet de le faire (et l’on connaît, sur ce point, l’exemple même d’une telle rationalité dans le cas d’une domination : le Paradis). La domination, qu’elle soit consciente ou non, physique ou non, déplorée par la morale ou non, légiférée par le droit ou non, la domination dont on ne peut a priori rien dire sinon que le sujet ne veut pas ce qu’il fait, peut être ainsi perçue dans le rapport entre cette rationalité et ce qui est fait : plus il y a de domination, plus la rationalité concerne autre chose que ce qui est fait, et souvent son contraire même.
On peut ainsi assez facilement repérer là où il y a de la domination, sans de suite s’accrocher à ce qui domine, comme tendait à le faire la critique d’obédience marxiste par exemple. Pour dire qu’il y a encore de la domination, plus qu’on ne le pense, que les sujets dominés de le savent pas forcément, et ceci, soit parce qu’ils aiment leur domination, soit parce que rien ne leur permet de voir dans ce qui les domine quelque chose qui, dans nos représentations, domine, voire parce que tout concorde, dans un environnement donné, à faire paraître normale une domination. Et pour dire qu’il n’est pas forcément évident de maître en valeur ce qui domine, que ce soit des êtres, des structures, des représentations, ou que sais-je encore.
Bon, c’est vrai que si quelqu’un travaille sur sa domination, sur la rationalité qu’il lui oppose, on ne verra pas là de la domination. Mais ça se tient toujours.
Mais ce qui pose le plus question, ce sont sans doute ceux qui sont alors considérés comme n’étant pas dominés. Je viens de regarder Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, d’après Sade. Pour les dominer, il n’y a pas trente six solutions, il y en a quatre. 1) la fuite, et c’est la mort assurée. 2) la fraude, et c’est la mort presque assurée. 3) haïr sa domination et en appeler à des contraires, comme Dieu ou la Madone, par exemple, et c’est la punition assurée, et la mort au bout du compte. 4) aimer sa domination, être dominé, quoi qu’il y ait derrière, à la fin de l’histoire, mais cela peut bien se terminer, on peut même espérer passer dans l’autre camp.
Cet autre camp, c’est celui des dominants, celui de ceux qui, comme on le dit couramment, « vont bien », le camp de ceux que l’on ne considère pas comme dominés. Dans une structure de pouvoir, il n’y a pas d’autre solution, pour survivre, que d’être de ce camp là.
C’est quelque chose que nous entendons tous les jours, et en quoi nous croyons nous-mêmes. Ne pas déprimer, aller bien, être heureux, joyeux, faire ce que l’on veut, s’amuser, être bien dans son corps et être bien dans sa tête, vivre selon son aspiration et avoir son aspiration de platine simsesque à vie… quoi de plus banal ?
L’ère moderne, dont Les 120 journées est l’un des chefs-d’œuvre littéraires, qui se caractérise par cette structure de pouvoir, pose cet axiome que si l’on va bien, c’est que l’on participe au pouvoir, et pose la question à chacun. Donc, du point de vue humaniste, on est en faute, pour autant que l’on participe forcément à quelque crime. C’est en cette mesure que toute mort peut être, modernement, considérée comme un crime.
Dans notre ère postmoderne, comme disait l’autre, un doute plane : sommes-nous encore dans une structure de pouvoir ? Cette question est essentielle. Selon notre point de vue, on dirait que non, évidemment non, mais ceci peut être une manière de nous dédouaner, de la même manière que personne, n’ayant pas de sang sur les mains à proprement parler, ne reconnaîtra être complice de crime. A l’inverse, si l’on est sorti d’une telle structure, comment être certain que ce soit vrai, et que la domination ne s’applique pas à des êtres humains ici ou là, et que cela soit actuel ou que cela se prépare ?
Il semble que de l’ère moderne nous ayons hérité cette exigence de suivre notre aspiration, de la vouloir, mais également d’ajuster notre aspiration au réel. Dans l’idéal, peut importe la structure, tous les gens en elle seront adéquats à leur fonction, que leur sort soit d’être pendu, scalpé, le vagin dévoré par une souris cousue, de regarder la scène de loin à l’aide de jumelles, d’être bourreau, de participer aux exactions ou d’attendre que l’heure tourne, le fusil à la main, pour reprendre les dernières images du film de Pasolini. Que l’important est de trouver sa place. Place qui est donnée d’entrée dans la structure moderne ; la structure précédente distribuait les places selon la naissance, quelles que soient les compétences des gens, mais dans celle-ci, ce sont les caractéristiques propres à chacun qui donnent la place (et dans le livre de Sade, tous les participants sont de même condition sociale, manière de montrer que cela n’importe plus), et le jeu se fait selon le mérite, mérite qui est de savoir ajuster son aspiration, et donc son « être », à sa fonction.
Il y a donc des arguments pour avancer que le postmodernisme n’est en fait qu’un hypermodernisme. Dans lequel la structure serait sacro-sainte, la réalité même, c'est-à-dire le réel indéniable, n’est-ce pas. C’est pourquoi, si tel est le cas, ce que l’on ne peut si facilement nier, n’analyser que l’imaginaire, c’est faire fi du réel, dans la mesure où l’imaginaire raconte telle place dans la structure, mais ne raconte quelle est cette place en elle, ni quelle est cette structure.
Je n’ai pas d’affinités particulières avec le marxisme, qui ici ne considérerait que la structure, comme si rien d’autre n’existait. Or il est également clair que des dominés peuvent se trouver une aspiration qui fuit hors de cette structure, et « emmène un bout de la nappe dans leur fuite », comme disait Deleuze et Guattari. Par exemple tout ce qui a trait à l’ésotérisme, au paranormal, comme cette femme dans le jardin de laquelle des lutins se comptent fleurette (documentaire exposé au Musée Dauphinois dans le cadre de l’exposition Êtres fantastiques).
Autrement dit, on peut croire le système jusqu’à un certain point, et l’ironiser tout de même à un moment donné. On n’est pas obligé de choisir notre aspiration parmi celles proposées dans les Sims. Le but, derrière ceci, étant toujours le même : trouver, entre déterminisme et volontarisme, entre être compris et comprendre le monde, à s’ériger comme soi.
Sans doute, au cœur de ceci, se cache tout de même cette rationalité que nous donnons, plus ou moins naïvement, aux choses que nous faisons, afin de les faire.


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