jeudi, novembre 02, 2006

Bamako

Cette fois on l’a vu. La salle était même presque pleine. Mercredi dernier, pas moyen. Arrivés cinq minutes avant le début, impression que personne n’était encore entré lorsque l’ouvreuse a annoncé qu’il ne restait de la place qu’aux deux premiers rangs.

Peut-être beaucoup l’ont déjà vu la semaine dernière, et peut-être certains ont lu les critiques faites sur ce film. Sur Allôciné, des critiques virulentes, toutes dans le même sens, toutes justifiées si l’on considère qu’il s’agit d’un film témoignage, documentaire, procès de l’Occident, de son comportement vis-à-vis du continent africain en général et du Mali en particulier. La critique est celle-ci : on ne parle que du FMI et de la Banque Mondiale, et pas du tout de la France, ce qui est d’autant plus étrange et suspect que le film a été financé en parti par la France (je ne sais plus quelle institution, la page de critiques sur allôciné refusant de se charger).

Cette critique est forte si le sujet du film était là. On peut considérer qu’il est effectivement là, et d’ailleurs pas mal de spectateurs, dans la salle, y allaient de leurs commentaires, tout au long du film, et même dès les pubs, histoire de se mettre dans le bain. Il y a un parallèle inévitable avec Le cauchemar de Darwin. Genre le lendemain de la séance, un proche faisant ses courses dans une grande surface, troua les emballages de perches du Nil au rayon poissonnerie.

Dans un film comme dans l’autre, il ne s’agit pas que de ça. Le cauchemar encore informe, mais celui-là, rien du tout. Il suffit d’être un minimum au courant des débats sur la Banque Mondiale et sur le FMI, et aucun spectateur ne l’est pas de toute façon, pour que ce film, sur le plan du procès et de l’information sur ces problèmes, ennuie au plus haut point. Le seul argument, ici, étant : oui mais c’est un africain qui a fait le film, genre attitude post-coloniale à souhait, regarde les négros ils savent parler, ils savent se défendre, ils savent faire des films, ils connaissent même la rhétorique anti-capitaliste. Non, vraiment, même avec des vrais témoins, Bamako est indéfendable sur le plan de la lutte contre le FMI et la Banque Mondiale. Cela ne sert qu’à vendre le film ; et c’est pareil avec Danny Glover, qui fait une apparition ; moi, au début de la scène j’ai cru que c’était un sosie de Danny Glover juste pour se foutre de sa gueule, mais même pas.

Apparemment (http://fr.movies.yahoo.com/b/bamako/fiche-du-film-1400297.html), le réalisateur lui-même, à moins qu’il soit dans un rôle de promotion grand public de son film (le grand public de pigeons visé étant celui des honnêtes gens anti-impérialisme, socialos, ATTAC et tout le toutim), croit n’avoir fait que cette production insipide.

Le Petit Bulletin avait, si je me rappelle bien, très bien cerné ce film. Comme dans Le cauchemar de Darwin, il s’agit de montrer l’Afrique. Le procès, ici, n’est même pas un procès fait par des africains au monde occidental : il appartient au monde occidental. Le film est monté autour de ce jardin où se tient le procès, et les autres scènes sont relatives à certains personnages. Il ne s’agit jamais de dénoncer, jamais, sauf dans les discours qui se tiennent au procès. Au contraire, il s’agit de montrer. Et là tout est signifiant. Par exemple ces jeunes qui partent vers l’Europe, l’Espagne, via le Niger, l’Algérie et le Maroc, dans le désert en jean’s basket tee-shirt, de loin on pourrait même penser que c’est de la (fausse) marque. Par exemple ce paysan, tel qu’il est dit, qui apparaît tout au début du film, et puis à la fin, prenant la parole sans qu’elle lui soit donnée et émouvant (pour le dire dans nos termes…) toute l’assemblée par ce qu’il dit et comment (à la manière d’un griot ? pardonnez mon inculture ici), juste avant que ne parle l’avocat qui défend le continent africain par une longue et belle plaidoirie. Ou encore cet homme, le mari de la chanteuse, dont on sait à un moment donné qu’il propose une interprétation des problèmes africains, vite interrompue par lui-même et effacée de la bande pour pouvoir y enregistrer le procès ; Chaka, analyste pour le monde, utopique et rêveur pour lui-même, qui se suicide à la fin du film, image qui aurait pu figurer sur l’affiche si elle était plus spectaculaire et parlait immédiatement au passant.

Tant de petites histoires, de petites bricoles, de petites scènes, suffisamment bien choisies et montées pour que l’on ne puisse pas même dire que « c’est ça l’Afrique, la bricole, la démerde », discours qui s’allie très bien, finalement et avec cynisme, au discours post-colonial.

Parce qu’elles font sens, elles commencent à créer quelque chose, un tout qui n’est pas l’Afrique, mais un tout à partir d’éléments dispersés. Le tout : c’est vraiment le truc qui vient d’occident. Comme un procès, c’est un tout. Comme une société. Ce genre de choses.

Bien plus encore, et peut-être contrairement au Cauchemar, Bamako c’est du cinéma. Bien sûr le procès est fictif, mais ce n’est pas un malgré que, une astuce, et il n’y a pas que le procès. Il y a d’un côté le dispositif occidental, et principalement le procès, et le dispositif qu’on va dire, par défaut, africain, qui est tout autant fictif. Le cinéma permet, grâce au pas vrai, de faire ressortir des dispositifs. De montrer les éléments en présence, et comment ça marche, ou ne marche pas.

Dire ceci dédouane la France, puisque qu’elle ne soit pas montrée sur le banc des accusés n’a aucune importance. Même de l’exclure est plus juste, puisque laisse en présence les deux grands fantômes efficaces du capitalisme le plus sauvage seuls, et c’est plus significatif. Parce qu’il ne s’agit pas, pas seulement, de les juger, il ne s’agit pas, pas que, d’entrer dans un jeu procédurier dont, de toute façon, l’Afrique et les africains sortiront perdants.

C’est pour cela que ce film va en faux avec toutes les espérances des bons citoyens occidentaux, et en particuliers français, qui garnissent les salles où il est projeté. Sur le terrain où l’occident est jugé, un africain s’approprie le cinéma, et grâce à lui met un doigt à l’occident.

Après avoir vu Le cauchemar de Darwin, j’avais ressenti une profonde rage, à avoir envie de tout bousiller en sortant (oui, c’est une rage intellectuelle, quand même, faut pas pousser) ; et puis après… rien, parce que qu’est-ce que je peux faire ? Ce soir, en sortant de la salle, en attendant que Lara fasse un tour aux toilettes, j’attendais dans le couloir vide. Je me chantais une musique d’un ‘‘cédé africain’’ acheté à Harmonia Mundi il y a quelques années. En sortant, devant le cinéma, cinq ou six personnes en étaient à l’heure des grands débats d’après-film. Nous avons rigolé d’eux. Mais jusqu’à l’arrêt de tram, j’ai parlé sans pouvoir m’empêcher. Lara, Lara dont cette saloperie de Quick m'avait fait perdre l'odeur, morte de froid, a dit « oui oui, t’as raison », et puis elle n’a rien dit. Elle a trouvé un catalogue de jouets de Noël sur le chemin et elle a dit « Sprite » chaque fois que le mot apparaissait dans la pub. Sur le banc, je tentais vainement de recoller les petits bouts du film dispersés. J’étais avec elle, et la musique dans la tête. Chaka, Chaka le fondateur de l’empire Zoulou, la seule nation africaine dans Civilization de Sid Meiers, est mort.



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