dimanche, mars 02, 2008

Au cinéma : La graine et le mulet, d'Abdellatif Kechiche

Je ne savais pas trop quoi faire et je passais devant ce cinéma, même qu'il y avait des gens devant, donc forcément un film. Et un film, un seul, La graine et le mulet, et puis je suis entré.

Je n'avais pas réussi à me départir d'une grosse angoisse tout le long de No country for old men, mais là pas du tout.

Tout le film est construit autour de deux axes.

Il y a une histoire bien construite, bien planifiée, qui donne toute sa force à l'imaginaire (un peu comme pour De l'autre côté). C'est l'histoire d'un immigré des années 60 qui trime sur les chantiers navals de Sète depuis 35 ans. Il a toute sa famille à Sète, mais vit séparé de la mère de ses enfants, sans qu'on sache si la séparation durera toujours ou pas, et loge dans un hôtel avec d'autres vieux immigrés (mais musiciens) tout en étant acoquiné avec la patronne, dont la fille le considère comme son père. Un beau jour, le contremaître trouve une excuse bidon pour le virer, et il quitte les chantiers à 61 ans et quelques indemnités de licenciement.

On ne sait pas trop ce qui lui en donne envie, peut-être la joie de sa fille (la fille de la patronne de l'hôtel) lorsqu'elle mange le couscous au poisson (la graine et le mulet, donc) fait par sa femme (son ex femme), qu'elle dit qu'elle en mangerait bien tous les jours, mais les causalités n'ont pas d'importance, comme dans un jeu vidéo : c'est ce qui est affirmé qui compte, les structures construites, pas les rapports de causalité. Le film subit deux soubresauts. Le premier c'est que sans prévenir on les voit tous les deux (elle se présente comme sa belle-fille et finira peut-être bien avec le cadet, d'ailleurs) entreprendre des démarches pour monter un restaurant de couscous au poisson sur un bâteau quai de la République, que l'on imagine être le rencard restaurant de toute la bourgeoisie locale. Le deuxième, c'est après des démarches plutôt infructueuses parce que pas assez pragmatiques (et "réalistes", si l'on veut, mais je ne veux pas) et trop amateurs, lorsqu'on apprend qu'il donne une fête sur son bâteau refait à neuf et parqué le long d'un quai (un autre), pour inviter à manger un couscous au poisson tous les protagonistes de ses procédures.

Intriquée à cette structure, il y a toute l'histoire des rapports au sein de la famille, qui occupe à peu près la totalité du film. Ses enfants, leur mère, la famille de ses enfants, sa concubine et sa fille, les rapports entre tout ce petit monde, lui la plupart du temps en tiers absent ou distant (à part avec la fille de sa concubine, dont je n'ai pas noté le prénom, trop hypnotisé par son visage sans doute...).

Le film commence, il est un ouvrier dont toute sa famille se moque un peu, le considère comme un pauvre homme, et est passablement désunie. Le film se termine, la famille on l'imagine unie, le restaurant on imagine qu'il se fera ; ou peut-être pas, mais quelque chose s'est construit, et sur son sacrifice (très girardien, comme procédé), puisque lui meurt en courant sans succès après des mômes sur sa vieille mobylette volée, soit... de la graine sur du mulet, bien sûr, qui décrit les cercles de la destinée en se moquant de lui.

Le moment le plus triste est attribué aux larmes de la fille en question quand elle essaye de convaincre sa mère d'aller à la soirée. La palme de la paire de baffe, pour laquelle il y a beaucoup de nominés, reviendrait peut-être à la femme russe du fils ainé, qui après nous avoir entraînés dans un mouvement de compassion (pendant lequel je me suis dit : 1) wah, quelle bonne actrice, 2) il pourrait lui foutre une paire de baffes, il a d'autres choses à faire et en plus elle l'insulte alors qu'il n'y est pour rien, lui, mais non il ne lui foutera pas une paire de baffes, il est trop soumis, pas pour si peu, 3) mais pourquoi il lui met pas une paire de baffes, merde ??!!), déclenche ennui et irritation et nous fait réclamer une double ration de paire de claques (la pauvre, il faut dire qu'elle n'a pas compris que dans cette famille la place qu'on a dépend de notre implication, et elle se laisse donner une place, donc ça ne marche pas). Rire et tendresse sont aussi au rendez-vous ; c'est un film très popu (j'aime bien les films popu), ou presque, puisque la guimauve ou ce qui en tient lieu est très strictement structurée par le récit et par le deuxième axe.

Celui-ci, c'est cette caméra logée près des visages qu'il en débordent, ou au contraire qui prend des portraits de groupes en interaction. Tous les personnages, du premier au dernier, sont au départ des caricatures (mais on peut se dire que les vrais gens sont des caricatures, d'abord, et puis on tournerait en rond). La caméra capte les variations de ces caricatures incarnées, donc d'abord de ces corps ; de la variation du personnage lui-même à la variation entre les personnages et groupes de personnages.

C'est très marrant de voir comment les personnages changent suivant la situation, suivant l'intervention de tel ou tel personnage. L'hypocrisie généralisée a son revers comme la médaille : chacun n'est rien sans les autres, ou plutôt "est" (si ce terme a un sens, puisqu'il s'agit de propos, d'actes, de choses auxquelles on pense, auxquelles on croit (beaucoup plus tenaces, peut-être ne changent-elles pas d'ailleurs)... tous les éléments d'une comédie humaine, autrement dit) par les autres ; en même temps, on ne peut pas compter sur les autres, il y a toujours une graine pour en oublier une autre dans le coffre.

Les personnages, séparément et à plusieurs, sont filmés comme un ensemble mouvant se déplaçant au gré des relations selon la structure du récit.

On peut regretter au moins deux choses. Que les personnages soient à la base trop caricaturaux, mais ça appartient peut-être à ce genre de projets, comme les Sims sont aussi des caricatures ; cependant, encore une fois, ce n'est qu'un point de départ, même pour les pires caricatures des administrations sètoises il en faut toujours peu pour que les personnages se révèlent autres, toujours un élément en plus (une rencontre, un évènement, une attention, un spectacle...) vient bouleverser le personnage (en supprimant tout sens au mot "être" et sans qu'il y ait de traumatisme, lequel apparait comme une absence d'implication autant, de l'autre côté, qu'une absence d'attention). On peut regretter également la structure un peu bricolée par endroit ; ça passe, mais on voit quand même que c'est "magique", que c'est une structure imaginaire, qui peut faire fi des impossibilités et autres improbabilités.

Un film marquant, comme De l'autre côté, auquel il me fait beaucoup penser, parcouru par ailleurs lui aussi de la relation père/fille (parmi d'autres), entre ce mulet et cette graine. Et comme lui, comme Vai e vem et comme un jeu vidéo, même si on le connaît par coeur, je pense qu'on y revient volontiers ; parce que c'est... comment dire ?... un espace potentiel, un espace humain, qui s'ouvre devant nos yeux. Et autour de nous.

EDIT : si savoir si ce sont des caricatures ou pas n'a pas d'importance, c'est que se superposent deux choses : le personnage et l'être humain disposé dans un destin, dans une oikonomia. Tout dispositif produit ce qu'on peut appeler des caricatures.

statistique Locations of visitors to this page